Quatre destins suisses dans la tourmente révolutionnaire de 1917

La présence des Suisses en Russie avant la Révolution a des racines historiques originales : des grands architectes tessinois sous Pierre le Grand, aux plus hauts gradés de la marine impériale, des orfèvres concepteurs de la couronne impériale de Catherine II aux scientifiques membres de l’Académie des Sciences russe, les Suisses ont laissé une trace indélébile en Russie. Plus modestement, les quatre émigrés suisses présentés dans cette étude, ont la particularité d’avoir été témoins des événements révolutionnaires de l’année 1917 et d’avoir consigné leurs souvenirs et réflexions dans quatre ouvrages très différents.

 

Quel chaos et qui aurait cru cela de ce pays où nous étions si heureux ?

Julien Narbel, 12 novembre 1917

La famille Narbel à Moscou à l’aube de la Révolution

La période troublée entre les deux révolutions de 1905 et 1917 culminant jusqu’au renversement du pouvoir tsariste, ne toucha pas seulement les russes mais également les milliers d’émigrés suisses, vivant en Russie. L’espoir d’une nouvelle existence fut particulièrement répandue parmi les commerçants (18,13% des émigrés suisses), éducateurs (17,30%), professeurs (9,58%) et fromagers (8,13%). Cette étude a pour but de présenter quelques destins personnels d’émigrés suisses tout en mettant l’accent sur leur expérience vécue de la Révolution.

Bien que la situation initiale des quatre émigrés analysée dans ce travail soit très proche l’une de l’autre –les quatre hommes appartiennent à une couche sociale privilégiée et font partie de la première génération à partir en Russie ; trois d’entre eux travaillent dans le domaine éducatif comme professeur ou précepteur – on peut constater de grandes différences dans leur perception de la Révolution. Cette étude s’intéresse à ces différences et tente d’en expliquer les raisons.

Dans une première partie, les quatre émigrés et leurs témoignages seront brièvement présentés. La deuxième partie met en rapport les événements historiques et la perception qu’en ont eu les émigrés eux-mêmes.

Les témoignages permettent de voir dans de nombreux passages à quel point l’émigré suisse s’était déjà habitué à sa nouvelle patrie d’adoption, et qu’il existe une certaine identification avec les Russes de leur entourage. Le point de vue des émigrés suisses est par conséquent également intéressant par son ambivalence : d’une part, c’est le regard extérieur d’une personne qui pourrait retourner dans son pays d’origine et s’évader d’une situation troublante. D’autre part, les émigrés étaient souvent si intégrés dans l’entourage russe et en même temps dépendants du bien-être de celui-ci qu’il semble qu’ils furent autant touchés par le destin incertain de la Russie que les Russes eux-mêmes.

Jaques-Alexis Lambert, professeur de français de Lénine

 

Jaques-Alexis Lambert, né en 1863, originaire de Neuchâtel, s’installa en 1884 en Russie. Il y travaille d’abord comme précepteur d’un jeune noble au nord de Moscou et devient ensuite professeur au sein des différents lycées de Simbirsk, Samara, Kazan et Tsaritsine. C’est au lycée de Simbirsk que Jaques-Alexis Lambert devient en 1889 le professeur de français de Lénine.

Lambert rédige ses mémoires en 1920 à La Chaux-de-Fonds peu après son retour en Suisse – un retour rendu possible grâce à l’autorisation personnelle de Lénine. Ses mémoires se divisent en deux parties : La Russie d’avant et pendant la Révolution et Relation de voyage & retour en Suisse, juin 1919-Janvier 1920. Pour cette étude, l’accent sera essentiellement porté sur la première partie.

Les mémoires de Jaques-Alexis Lambert sont relatées en gardant une grande distance rédactionnelle avec les événements. La rédaction du mémoire n’intervenant qu’en 1920, de retour en Suisse, dans un contexte très différent de la Russie. Les troubles de la Révolution se trouvent pour lui déjà dans le passé, contrairement aux lettres de Julien Narbel qui sont le produit d’une rédaction immédiate.

Julien Narbel, précepteur de la famille princière Orlov

 

Julien Narbel, né en 1874 dans le canton de Vaud, émigre en Russie à la fin du XIXème siècle. Il y travaille comme précepteur d’un jeune noble, le fils du Prince Vladimir Orlov. Son employeur, un ami proche de Nicolas II, tombe en disgrâce auprès du tsar en 1915.

Lorsque les troubles s’intensifient en 1917, Narbel met sa famille à l’abri, en Suisse. Il se retrouve alors seul à Saint-Pétersbourg dans la résidence du Prince Orlov, lui-même exilé dans le Caucase puis en Crimée. C’est durant cette période du 26 octobre 1917 au 20 janvier 1919 que Julien Narbel adresse des lettres à sa femme. La fin de cette période est marquée par le retour en Suisse de son auteur. 

Les lettres se caractérisent presque toujours par l’emploi de la même structure. Alors que la première partie est entièrement consacrée aux questions et aux renseignements concernant le bien-être de sa famille, la deuxième partie donne quelques informations sur les événements qui ont lieu en Russie et sur les nouvelles reçues par le Prince Vladimir Orlov. L’auteur décrit avec un ton familier son employeur en appelant toute la famille Orlov « les nôtres » et en utilisant le surnom « Nicky » quand il parle de son élève. Cette familiarité montre aussi à quel point Julien Narbel est proche des idées de son employeur, contre le régime bolchevique.

Julien Narbel s’intéresse particulièrement à la guerre et à l’armée. Quant à la question du régime tsariste, les lettres ne donnent malheureusement pas d’éclaircissement quant à l’abdication de Nicolas II survenue le 15 mars, la série de lettres retrouvées débute le 26 octobre. D’autre part, l’analyse d’une source non écrite à posteriori comporte l’avantage qu’elle n’est pas faussement influencée par les événements qui vont encore suivre et elle reflète fidèlement l’opinion momentané de l’auteur.

Ernst Derendinger, proche de la classe ouvrière

 

Le Bernois Ernst Derendinger, né en 1883, part en 1910 à Moscou. Il endure les années de la Révolution et même de la terreur stalinienne, mais sera finalement forcé de retourner en Suisse en 1938 comme beaucoup d’étrangers présents en URSS pendant cette période.

C’est entre 1941 et 1945 qu’il termine ses mémoires – une œuvre qui se compose de 23 cahiers et plus de mille pages. Le métier de graphiste ne lui permettant pas d’atteindre un niveau de vie suffisant en Suisse, Derendinger émigre en Russie. Son travail dans des différentes imprimeries de Moscou le met en contact avec la classe ouvrière. Ainsi, Ernst Derendinger est le seul des quatre émigrés proche des couches populaires. Néanmoins, on remarque souvent dans ses mémoires une certaine distance face à son pays d’adoption avec l’emploi fréquent de sarcasme que Derendinger souligne en mettant les mots entre guillemets. Ainsi, quand il évoque les mensonges diffusés par les journaux russes après la révolution d’octobre, il met le mot « Nachrichten » entre guillemets. Il fait de cette façon comprendre au lecteur que les nouvelles diffusées par les journaux ne méritent même plus d’être désignées comme « nouvelles ». En outre, les comparaisons fréquentes entre la Suisse et la Russie montrent que Derendinger se comprend encore comme suisse et non pas comme russe. Le fait que Derendinger insiste autant sur ses origines suisses pourrait être dû à son retour forcé en 1938 – un renvoi qu’il ne semble jamais avoir pardonné à la Russie soviétique.

Pierre Gilliard, précepteur du tsarevitch Alexis Romanov

 

Pierre Gillard, né en 1879 à Lausanne, travailla pendant treize ans à la cour comme précepteur d’Alexis Romanov, le fils de Nicolas II. C’est en automne 1904 qu’il accepte l’offre de s’engager comme professeur de français auprès du duc Serge de Leuchtenberg pendant une année. C’est par le biais de l’amitié entre la famille Leuchtenberg et les Romanov qu’il devient d’abord le précepteur des grandes-duchesses Romanov et ensuite le professeur d’Alexis. La grande sympathie et la confiance entre Pierre Gilliard et la famille tsariste se manifeste dans la décision du Lausannois de rejoindre les Romanov dans leur captivité. A Ekaterinbourg, il sera finalement séparé de la famille tsariste – une séparation qui lui sauvera la vie.

Pierre Gilliard se caractérise par ses méthodes d’enseignement peu conventionnelles qui se révèlent souvent comme difficiles à intégrer au milieu tsariste. Dans son œuvre autobiographique relatant ses treize années passées à la cour de Russie, il raconte par exemple l’histoire de ses fuites avec le jeune tsarévitch afin de mettre un terme à l’isolement de son élève et que celui-ci puisse développer « l’esprit critique et le sens des réalités ». Pierre Gilliard met aussi fin à la coutume en vigueur à la Cour qui était de s’agenouiller devant le tsarévitch – une habitude qui embarrassait le jeune Alexis. D’une part, il montre alors qu’il est extérieur aux coutumes de la Cour et qu’il essaie d’y apporter son point de vue suisse. D’autre part, Gilliard est aussi fasciné par la famille tsariste. Cette grande fascination l’empêche « de rester impartial et d’exposer en toute indépendance de jugement les événements » comme il le promet dans l’avant-propos de son ouvrage Le tragique destin de Nicolas II et de sa famille, publié en 1921 illustré avec les photographies personnelles de l’auteur. Bien que ce livre soit écrit à posteriori, les dates avant le début d’un paragraphe l’apparente à un journal intime. Malgré cette impression trompeuse, il faut toujours garder à l’esprit que tout ce que Pierre Gillard écrit dans cette œuvre est une sorte de réaction aux écrits sur la chute tsariste dont la plupart « n’est qu’un tissu d’absurdités et de mensonges, littérature de bas étage exploitant les plus indignes calomnies ».

Les événements révolutionnaires

La période entre la Révolution de 1905 jusqu’à l’abdication du tsar et la prise du pouvoir des bolcheviques en octobre 1917 est une phase extrêmement troublée. Chaque source étudiée met l’accent sur des événements et des problèmes différents. Dans les lettres de Julien Narbel, la seule source qui ne fut pas écrite à posteriori manifeste surtout le souci d’un avenir incertain et le désarroi. Pierre Gilliard se concentre sur les conséquences des troubles pour la famille tsariste et sur la façon dont ils ont essayé de les surmonter. Ernst Derendinger témoigne en premier lieu de ce qui se passe dans la rue et Jaques-Alexis Lambert s’intéresse à la question de la prise de pouvoir par les bolcheviques.

Afin de rendre possible une comparaison entre les différents témoignages, les quatre sous-chapitres suivants sont assez larges : la Russie impériale de Nicolas II, l’entrée dans la première Guerre Mondiale, les insurrections et la révolution d’octobre. Le premier sous-chapitre est introduit par une image tirée de Die Revolution in Russland. Il s’agit dune petite brochure qui fut vendue autour de 1905/1906 en Suisse par un comité d’aide pour venir en aide aux émigrés suisses vivant en Russie. Cette image permet encore un autre point de vue sur les événements, parce qu’elle s’adresse en premier lieu aux personnes qui veulent aider les émigrés moins privilégiés. L’image illustre par conséquent les problèmes des émigrés pauvres et non pas ceux des émigrés riches comme par exemple Jaques-Alexis Lambert, Pierre Gilliard et Julien Narbel et dans une certaine mesure aussi Ernst Derendinger.

Nicolas II : le tsar immobile et influençable

Nicolas II à la croisée des chemins (Die Revolution in Russland)

Nicolas II monte sur le trône en 1894 après la mort de son père Alexandre III. D’une part, il « ne manquait pas de qualités, par exemple la simplicité, la modestie, son attachement à sa famille », mais d’autre part, son règne se caractérisa aussi par son immobilité. Selon de nombreux historiens, la chute du régime tsariste aurait pu être évitée par l’avènement d’un tsar comme Pierre le Grand. En revanche, Nicolas II se comporta comme « un automate … incapable de prendre seul une décision ». Cette indétermination se montre aussi dans l’image 1 qui est une allégorie à l’histoire mythologique d’Héraclès. Nicolas II se trouve à la croisée des chemins et ne sait pas dans quelle direction il doit suivre. Deux femmes, montrant chacune dans une autre direction, essaient de convaincre le tsar de les suivre. Une des femmes indique le chemin qui mène vers un temple avec l’inscription Progress. L’autre porte un masque trompeur derrière lequel se cache un visage grimaçant. A l’arrière-plan de ce personnage s’élève Saint-Pétersbourg en flammes. Dans les nuages noirs on peut lire en lettres majuscules  Chaos. Il semble que Nicolas II fait confiance à cette deuxième femme tout en suivant le chemin qui semble à première vue plus facile à suivre.

Le portrait du tsar Nicolas II retrouvé 90 ans après sous les traits de Lénine

Il est fasciné par les papillons et ne veut pas prendre le chemin difficile où il devrait surmonter de nombreux obstacles (cailloux), mais qui mène vers le progrès. Malgré le fait que Nicolas II porte la peau du lion de Némée sur la caricature, il n’est pas invulnerable comme les événements de la révolution vont montrer…  

Un climat de «chaudière sociale » noyée dans l’alcool

Les mauvais pressentiments concernant l’avenir de la Russie se manifestent dans toutes les sources étudiées. Ainsi, Pierre Gilliard écrit déjà dans le chapitre 1 de son œuvre dans lequel il livre ses premières impressions de la cour russe en 1905 :

« Dès le début la Russie se révélait à moi sous un aspect terrible et chargé de menaces, présage des horreurs et de souffrances qui m’y attendaient »

Pierre Gilliard y fait certainement allusion au Dimanche rouge qui eut lieu le 22 janvier 1905 à Saint-Pétersbourg.

Le Lausannois ne mentionne probablement pas directement cet événement parce qu’il s’agit ici d’une des actions de Nicolas II qui jettent une lumière défavorable sur son règne. La police de la capitale avait en effet, dissout brutalement une manifestation paisible qui portait même des icônes et des portraits en faveur du tsar. Pierre Gilliard, qui a pour but de rétablir l’image du tsar souillée par des ouvrages qui témoignent « d’un sincère souci d’exactitude », n’a par conséquent aucun intérêt à mentionner ce jour sanglant. Selon Gilliard, Nicolas II n’introduisit aucun changement non pas parce qu’il tenait « personnellement à ses prérogatives d’autocrate, … mais il craignait les répercussions qu’un tel changement radical pourrait avoir dans des conjonctures d’une gravité incalculable ». Nicolas II choisit alors le chemin de l’immobilité qui mena finalement à son abdication à cause du mécontentement populaire de plus en plus grand.

Jacques-Alexis Lambert se souvient également dans ses mémoires de ses mauvais pressentiments avant la chute du régime tsariste :

« On sentait qu’une pareille vie ne pouvait continuer et dans les premières années du vingtième siècle il se fit un revirement »

Selon Lambert, les restaurants et les tavernes prenaient pendant longtemps la fonction d’ « immense chaudière sociale patentée du gouvernement » en noyant les paysans et les ouvriers dans l’ivresse. Les paysans se trouvaient par conséquent assoupis dans une sorte de transe et c’est seulement à cause de cet état que « les aspirations de liberté et de vie meilleure » n’avaient pas déclenché plus tôt une révolution. L’image de « colosse aux pieds d’argile » pour désigner le régime tsariste montre encore une fois comme l’image 1 cette forte puissance d’apparence derrière laquelle se cachent la fragilité et la faiblesse.

Le tsar Nicolas II à Peterhof bénissant ses troupes partant pour le conflit opposant la Russie et le Japon de février 1904 à septembre 1905.

Ernst Derendinger avait également des mauvais pressentiments. Comme Jeaques-Alexis Lambert, il rend la classe dirigeante responsable de l’état d’immobilité dans lequel le peuple russe se trouvait pendant longtemps : « Das Volk wurde bewusst in einer ganz bestimmten Grenze von Unwissenheit gehalten, damit den ‘Herrschaften’ die äusserst anspruchslosen und von ihnen abhängigen Arbeitskräfte nicht verlorengehen sollten ». Il faut relever ici également l’emploi des guillemets par Derendinger qu’il utilise pour faire comprendre au lecteur que ces Herrschaften ne méritent pas vraiment le respect que ce mot évoque normalement. Par conséquent, Derendinger montre une certaine aversion pour la classe dirigeante qui laisse sciemment le peuple dans l’ignorance selon lui.

Ainsi, l’immobilité se trouvait selon ces sources de deux côtés : d’une part, du régime tsariste qui ne voulait pas de changement, d’autre part du peuple qui s’enfermait dans son ignorance et son ivresse. Jaques-Alexis Lambert décrit cette période comme suit :

« La Russie d’avant la guerre jusqu’à la première révolution de 1905 vivait sous un régime politique fait pour étouffer toute tentative révolutionnaire : droit de réunion interdit, absence de fêtes populaires à l’exception des fêtes impériales et religieuses … et obéissance formelle aux lois… »

Quant à la nature influençable de Nicolas II, un personnage ressort particulièrement des sources : Grigori Raspoutine. Ce paysan, originaire de Sibérie et se prétendant guérisseur spirituel, exerçait une grande influence sur la tsarine et par la confiance de celle-ci aussi sur Nicolas II. Pendant l’absence de Nicolas II à Saint-Pétersbourg, le tsar confia même la tâche de gouverner la capitale à sa femme et à Raspoutine. L’historien Nicolas Riasanovsky illustre bien cette situation en disant que le gouvernement « se trouva ainsi dans les mains d’une femme bornée, hystérique et réactionnaire, et d’un paysan ignare et plutôt inquiétant ».

Pierre Gilliard observe l’influence de Raspoutine sur le couple impérial avec inquiétude. Selon lui, la raison principale de la chute du régime tsariste fut la maladie du prince héritier Alexis. C’est à cause de cette maladie que Raspoutine trouva sa voie dans la cour à Saint-Pétersbourg. Selon ses propres témoignages, Gilliard avait vite prévu que « la présence de Raspoutine à la cour causait … un préjudice sans cesse grandissant au prestige des souverains ». D’après le lausannois, Nicolas II avait toujours « le souci d’être juste et le désir de faire le bien ». Si l’empereur n’arrivait pas à atteindre ce but, ce n’est qu’à cause de ses mauvais conseillers qui « mirent tout en œuvre pour lui cacher la vérité et l’isoler de son peuple ». Gilliard insiste encore une fois sur la grande modestie du tsar qui n’avait que peu confiance en lui. C’est à cause de ce trait de caractère que Nicolas II se laissa guider par des conseillers erronés qui « l’avaient mis dans l’impossibilité de se rendre compte par lui-même de la situation réelle du pays ». Les journaux jouèrent également un rôle important dans la chute du régime tsariste. Selon Gilliard, « la révolution surgissait à cause des intrigues allemandes » qui traitaient la tsarine comme germanophile. Un reproche qui mit le peuple russe en colère à une époque où l’Allemagne était considérée comme ennemie jurée.

Jacques-Alexis Lambert mentionne comme Gilliard les « ministres incapables » et il parle même du « sale moujik Raspoutine qui gouverne toute la Russie ». Selon lui, le peuple remua parce qu’il voulait des ministres responsables. C’est aussi à cause de ce désir qu’on commença à sentir le souffle d’un « vent révolutionnaire » en Russie.

Raspoutine

Ernst Derendinger insiste sur le fait que non seulement le tsar était influençable, mais que le peuple se caractérisait aussi par une instabilité. Il donne l’exemple de la chute du régime tsariste lors de laquelle tout le peuple se mit à fêter sa liberté, alors qu’il s’agit du même peuple « das noch vor ein paar Jahren dem Zaren, seinem Landesvater zugejubelt hatte, als er zum 300 jährigen Jubiläum der Romanov in Moskau einzog ». Comme Gilliard, Derendinger relève l’apparence modeste de Nicolas II. Pendant une visite du tsar à Moscou, le Bernois l’avait vu de ses propres yeux. Il décrit le tsar comme suit :

 

Er hatte einen schönen blonden Bart und machte den Eindruck eines guten und vornehmen Familienvaters, eines sympathischen Menschen. Seinen Bildern sah er sehr ähnlich und sie waren in keiner Weise übertrieben idealisiert oder verschönert, wie das sonst meistens bei solchen Persönlichkeiten der Fall ist. (DERENDINGER, S.75-76)

Cette description ne montre aucune hostilité de la part de Derendinger envers Nicolas II – il relève au contraire même de la sympathie pour ce tsar qui ne diffère guère des images que Derendinger avait vues de lui auparavant.

Dans l’ensemble, les trois témoignages voient la cause de la chute de régime tsariste dans le mauvais choix de conseillers du tsar et dans la nature fortement influençable de Nicolas II. Selon eux, la chute du régime tsariste n’est par conséquent pas entièrement la faute des Romanov.

Quant à la question de la guerre, le gouvernement provisoire ne se différait guère de l’opinion tsariste. Alors que de plus en plus des voix s’élevèrent parmi la population qui proclamaient le slogan bolchévique « Ni annexion, ni contribution », le gouvernement provisoire, comme le régime tsariste auparavant, ne voulait pas s’écarter du chemin belliqueux. Dans ce chapitre, l’opinion des émigrés et leur présentation de la guerre seront analysés. Une partie sera aussi consacrée au gouvernement provisoire et à ce que les émigrés pensaient de son fonctionnement.

« C’est le désarroi complet. Dans toute la Russie, c’est l’anarchie »

Les lettres de Julien Narbel, dont le début de la correspondance se trouve justement dans la période d’activité du gouvernement provisoire, se lisent comme le chemin tragique vers un avenir incertain. Dans quasiment chaque lettre se trouve une remarque sur la situation en général à Saint-Pétersbourg qui témoigne de son désespoir croissant :

« Ici la situation est toujours plus mauvaise », « La situation s’aggrave », « Ici, ça va de mal en pis », « C’est le désarroi complet ».

Alors que Narbel caressait encore pendant longtemps l’espoir d’un dernier recours par des troupes militaires à la façon de Kornilov, il dut finalement abandonner cette espérance.

 

Les événements relatés dans la presse française

Du huit au onze mars 1917, le manque de pain et de charbon provoqua des grandes manifestations à Saint-Pétersbourg. Les troupes militaires se joignirent aux révoltés ce qui força l’abdication de Nicolas II le quinze mars. Après le refus son frère au trône, le gouvernement provisoire fut chargé d’instaurer une assemblée constituante. Cette tâche se releva difficile entre autres à cause du droit d’intervention du soviet de Petrograd qui était souvent en désaccord avec le gouvernement provisoire.

La période du gouvernement provisoire est généralement décrite par les émigrés comme l’anarchie totale. Ainsi, Lambert écrit le 4 novembre (22 octobre) 1917 : « Dans toute la Russie, c’est l’anarchie. On ne voit plus d’enfants dans les rues. Je ne sors plus le soir, c’est impossible ».Derendinger dit que le gouvernement provisoire semblait manquer d’un plan de stratégie clair et qu’il ne savait probablement pas lui-même vers où il devait mener la Russie. Gilliard, se trouvant en captivité à Tsarskoïe Selo, utilise comme Lambert la notion d’anarchie en se rappelant le 18 mai deux jours après l’instauration du gouvernement provisoire : « Le nouveau Conseil des ministres, reconstitué avec quelques représentants des soldats et des ouvriers, arrivera peut-être à établir son autorité. En attendant, l’anarchie gagne partout du terrain ».Tout le monde attend alors l’instauration de la nouvelle assemblée constituante.

Les ministres du gouvernement provisoire

Dans ses traits principaux, le gouvernement provisoire ne se différait à peine du régime tsariste, comme il continua la guerre et « refusa de se rendre compte de l’état catastrophique du pays ». Alors que les masses populaires étaient majoritairement contre la continuation de la guerre, Gilliard et Narbel défendent l’opinion du gouvernement provisoire. Leur souci est d’une autre nature : ils craignent que le gouvernement provisoire faible ne puisse pas résister à la pression du soviet.

Gilliard présente la guerre comme un événement d’ampleur national. Selon lui, tout le peuple était, au moins au début, positivement touché par « cette guerre qui était devenue celle de la nation ». La décision de déclarer la guerre n’était selon lui pas facile à prendre pour la famille tsariste. Juste avant cette décision cruciale, Gilliard décrit le visage du tsar comme « très pâle » et celui de la tsarine comme « douloureux ». L’émigré soutient le tsar dans sa décision en écrivant : « Malgré l’effroyable responsabilité qui pesait sur lui, l’empereur ne fit jamais preuve d’autant de fermeté, de décision et d’énergie que pendant cette période du début de la guerre ». Cette grande fermeté fut finalement récompensée par « l’enthousiasme des masse » ce qui fit que Nicolas II avait l’impression « d’avoir le pays tout entier derrière lui ». Après ce premier enthousiasme, Gilliard donne l’image d’une famille tsariste qui s’engage aussi dans la guerre et qui n’ignore pas les souffrances de son peuple. Ainsi, il mentionne le grand engagement de la tsarine et de ses deux filles aînées qui « portait constamment l’uniforme d’infirmière et partageait son temps entre ses visites aux hôpitaux et les nombreuses occupations que lui valaient les organisations de secours aux blessés ». Pour Gilliard, la guerre est par conséquent une guerre de tout le peuple et la famille Romanov s’engage avec ardeur au sein de celui-ci. Alors que la guerre continue et que l’Allemagne s’empare de la Pologne, les ressentiments du Lausannois changent. Soudain, la défaite prend des « proportions d’une catastrophe qui met en péril l’existence même de la patrie ». Malgré cette nouvelle tournure, Nicolas II ne change pas sa stratégie de continuation de la guerre. Gilliard explique cela comme suit :

L’empereur était persuadé que toute concession de sa part … serait considérée comme un aveu de faiblesse que, sans écarter les causes de mécontentement résultant des privations et des souffrances de la guerre, ne ferait que diminuer son autorité, et risquait de hâter la révolution.

Alors que de nombreux historiens voient dans la continuité de la guerre une des raisons de la chute du régime tsariste (et plus tard aussi du gouvernement provisoire), Pierre Gilliard affirme justement le contraire en disant que Nicolas II continuait la guerre pour ne pas provoquer une révolution.

Contrairement à Gilliard, Ernst Derendinger ne voit pas du tout d’enthousiasme pour la guerre parmi la population. Lors d’un recrutement à Moscou, la foule arrive avec sept heures de retard au point de ralliement et les visages des soldats sont plein d’inquiétude : « Statt um sieben Uhr früh waren alle Soldaten gegen zwei Uhr mittags auf ihren Sammelplätzen. Man hatte es nicht eilig und von Begeisterung war keine Spur zu bemerken, bei gar niemandem. Die Russen sahen alle sogar sehr besorgt aus ». Ernst Derendinger est également le seul à mentionner une certaine discrimination des étrangers à partir de la première guerre mondiale. L’usine française pour laquelle Derendinger travaillait ne reçut plus de tôle et avec son nom allemand, il se releva comme impossible pour lui de trouver un nouvel emploi dans une usine russe. Il envisagea même d’adopter un nom russe. C’est également probable que le fait que Derendinger soit le seul parmi ces quatre émigrés parlant l’allemand comme langue maternelle implique qu’il soit plus touché par la discrimination que ses compatriotes francophones. Il se souvient par exemple d’une situation où il fut traité de barbare, puisque tous les germanophones – aussi ceux qui n’étaient pas d’origine allemande – étaient perçus comme des adversaires de la Russie.

Chez Julien Narbel, on constate une grande sympathie pour Lavr Kornilov. Ce général, qui était nommé commandant en chef, se caractérisait surtout par sa grande hostilité face aux Soviet et son désir de rétablir de l’ordre dans l’armée. Dans les lettres de Narbel, celui-ci fait ressortir plusieurs fois la nécessité d’une « poigne de fer qui arrivera … à mettre de l’ordre » en Russie. Le seul avantage qu’il voit dans l’abolition de la guerre est celui de revoir peut-être plus tôt sa famille.

En conclusion, on peut dire que toutes les sources sont en accord sur ce qui concerne la période du gouvernement général comme anarchie totale. Derendinger fait une comparaison illustrant bien cette période d’incertitude :

Es war in dieser Zeit sehr ungemütlich, weil man nie wusste, woran man war und weil man bei der Zarenregierung an etwas Bestimmtes gewöhnt war, an das man sich halten konnte. Und dass eine provisorische Regierung existierte, davon merkte man fast nichts.

Selon Derendinger, le peuple s’était alors habitué à l’arbitraire du régime tsariste et savait à quoi il devait s’attendre. Le gouvernement provisoire par contre se caractérisait par son absence de continuité.

La révolution d’octobre

Le 7 novembre (25 octobre), Lénine et le parti bolchévique réussirent le coup d’Etat. Le pouvoir changea de côté et fit désormais partie du gouvernement des Soviets. Comment les émigrés réagirent-ils face à ces nouvelles ?

Quelques semaines après la révolution, le 30 (12) novembre, Julien Narbel écrit : « Toute la Russie est dans les mains des bolcheviks. Ils sont fiers de gouverner et massacrent à tour de bras. … Sur un dictateur, il ne faut pas compter car il n’aurait pas de troupes sur lesquelles s’appuyer. … Donc la Russie est perdue et pour longtemps ». Lambert a alors définitivement perdu son espoir dans le dernier recours d’un dictateur à la façon de Kornilov.

Il semble que l’information définitive de la prise du Palais d’Hiver par les bolchéviques ne se diffusait que lentement. En tout cas, Narbel présente les nouveaux événements à sa femme comme des rumeurs et non pas comme des faits approuvés. Le jour de la révolution il écrit : « On dit que Lénine, Kameneff et compagnie vont être ministres, ce sera beau ! Dieu sait à quoi nous allons assister ». Son sarcasme dans cette exclamation est évident puisque Lambert montre pendant toute la correspondance avec sa femme son opinion antibolchévique.

Le 9 novembre (27 octobre) il écrit :

« Il paraît que les bolcheviques ont constitué un ministère et que Lénine est président du Conseil »

Il explique cette hésitation par le fait qu’en ce moment-là, tous « les journaux étaient supprimés, sauf ceux des ouvriers et des soldats et qu’on ne savait toujours pas grand-chose ». Pendant la prise du pouvoir bolchévique, Lambert craint surtout l’abolition de la guerre – un des objectifs prônés par le parti bolchévique. Dans ses lettres, on constate également l’emploi de la première personne plurielle comme par exemple dans la phrase « Dieu sait à quoi nous allons assister ». Il n’est pas très probable que Narbel inclue par ce nous sa femme puisqu’elle ne se trouve pas en Russie, à ce moment-là. Il est alors plus plausible qu’il parle soit de la famille Orlov ou bien des Russes en général. Dans chacun de ces deux cas, on peut affirmer que Julien Narbel s’identifie jusqu’à un certain point avec ses nouveaux compatriotes et que leur destin ne le laisse pas indifférent.

Jaques-Alexis Lambert appelle Lénine dans sa mémoire « le tsar-communiste » et il fait ainsi le lien entre Nicolas II et le nouvel homme d’Etat. Cette ressemblance qui se retrouve selon Lambert entre les deux systèmes est également affirmée par sa remarque selon laquelle  les nouveaux ministres étaient comme les « ministres de l’ancien régime ». Lambert ne voit alors pas une grande différence en ce qui concerne le système totalitaire du tsar et celui de Lénine.

Dans la mémoire d’Ernst Derendinger, ce qui ressort particulièrement, c’est le souci de ne pas généraliser les événements et la société russe. Ainsi, il donne quelques exemples de conflits entre les officiers et les soldats qui étaient finalement une des raisons du déclenchement de la révolution. En même temps, il insiste sur le fait que non pas toutes les relations entre les soldats et les officiers étaient conflictuelles et que c’était à cause des « bedauerliche Ausnahmefälle » que le régime tsariste devait échouer. Derendinger relève aussi le caractère instable du peuple russe :

« Das ganze Volk feierte den Sieg über die gestürzte Regierung, das gleiche Volk, das noch vor ein paar Jahren dem Zaren, seinem Landesvater zugejubelt hatte, als es zum 300jährigen Jubiläum der Romanoff in Moskau einzog » 

Le Bernois montre ainsi que les désirs auxquels le peuple russe aspire peuvent être très changeants. C’est pour cela qu’il ne fait pas trop confiance à cette nouvelle situation politique. Il pense que les Russes sont encore trop immatures (il les désigne même comme des enfants) et qu’ils avaient obtenu cette liberté trop facilement. Contrairement à Lambert, Derendinger essaie de garder de la distance par rapport peuple russe en disant au sujet de laa révolution d’octobre : « Als Ausländer ging mich die Sache die Revolution natürlich nichts an, aber ich sah der Zukunft skeptisch entgegen ». La notion fréquente de das Volk, die Leute et die Russen montre également que Derendinger se considère encore clairement comme étranger aux événements qui surgissent en Russie pendant cette période troublante.

Selon Pierre Gilliard, la révolution ne fut pas initiée par la population, mais par les classes dirigeantes : « Ce ne fut pas, comme on l’a dit, une lame de fond qui renversa la monarchie, mais bien la chute du tsarisme qui souleva une vague si formidable qu’elle engloutit la Russie ». Le gouvernement provisoire ne pouvait pas exister pendant longtemps puisque le tsar était pour le simple paysan « à la fois l’incarnation de ses aspirations mystiques et une réalité en quelque sorte tangible, impossible à remplacer par une formule politique ». C’est justement « dans ce vide causé par l’écroulement du tsarisme » que le bolchévisme trouva sa lacune.

Les quatre émigrés présentés dans cette étude sont rentrés en Suisse – Lambert, Narbel et Gilliard peu de temps après la Révolution, Derendinger a encore vécu pendant un temps important sous le régime bolchévique.

La position envers le régime tsariste diffère chez chacun des émigrants. Pierre Gilliard, qui est très proche de la famille tsariste en raison de sa position de précepteur d’Alexis Romanov, montre une opinion pro-tsariste. Tout au long de son œuvre, il insiste sur la bienveillance et la modestie de Nicolas II. Julien Narbel désire en premier lieu une main forte qui pourrait diriger la Russie et étouffer les troubles. Dans ses lettres, son inquiétude et son impuissance par rapport aux événements qui renversent la Russie ressortent. La Russie se transforme en un pays qui lui est inconnu. Jaques-Alexis Lambert voit une ressemblance entre le régime tsariste et celui des bolchéviques et Ernst Derendinger considère le peuple russe généralement encore trop immature pour profiter de sa courte liberté après la chute de Nicolas II.

En ce qui concerne l’identification avec le nouveau pays d’adoption, les sources diffèrent aussi. Alors que Narbel se montre dans ses lettres très touché par les événements, Lambert les présente presque sans affection. Gilliard se soucie en premier lieu de tout ce qui pourrait avoir une influence sur la famille tsariste. Parmi les émigrés, Derendinger est le seul qui donne aussi une description de la classe socialement moins privilégiée et qui s’intéresse à ses aspirations. Narbel et Gilliard étaient isolé dans le milieu de la noblesse par conséquent leurs témoignages ne s’intéressent qu’aux personnes de leur entourage. Les émigrés suisses en Russie furent une masse hétérogène et par conséquent, leurs réactions face à la révolution furent égalementt multiples.

 

Sources :

Œuvres primaires

BURPBACHER, Fritz, Die Revolution in Russland. Aus dem Briefe eines in Petersburg lebenden Zürchers, Wytikon-Zürich, E. Schilde, 1905-1906.

DERENDINGER, Ernst, Als Graphiker in Moskau von 1910 bis 1938, Zürich, Chronos, 2006.

GILLIARD, Pierre, Le tragique destin de Nicolas II et de sa famille, Paris, Payot, 1921.

LAMBERT, Alexandre, Jaques-Alexis Lambert (1863-1942). Professeur de Lénine. Témoignage de la Révolution russe, Pregny-Genève, Penthes, Gollion, Infolio, 2009.

TORRACINTA-PACHE, Claire et Claude (présentation), « Ils ont pris le palais d’hiver ». Julien Narbel, un Suisse dans la tourmente de la révolution russe de 1917, Genève, Slatkine, 2013.

Littérature secondaire

COLLMER, Peter (Hg.), « Als Graphiker in Moskau von 1910 bis 1938. Erzählungen aus dem Leben », in Die besten Jahre unseres Lebens. Russlandschweizerinnen und Russlandschweizer in Selbstzeugnissen, 1821-1999, Zürich, Chronos, 2001, S.195-237.

LENGEN, Markus, « Ein Strukturprofil der letzten Russlandschweizer-Generation am Vorabend des Ersten Weltkrieges », in Schweizerische Zeitschrift für Geschichte. Revue Suisse d’Histoire. Rivista Storica Svizzera, (vol. 48, n°1), Basel, Schwabe & Co. AG, 1998, S.360-390.

MAEDER, Eva, NIEDERHÄUSER, Peter (Hg.), « Ernst Derendinger : Lithograph in Moskau », in Käser, Künstler, Kommunisten. Vierzig russisch-schweizerische Lebensgeschichten aus vier Jahrhunderten, Zürich, Chronos, 2009, S.105-109.

RIASANOVSKY, Nicholas V., Histoire de la Russie. Des origines à 1996, Paris, Robert Laffont, 2005.

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