Guerre en Ukraine : Poutine, le rubicon et le nœud gordien

 

Les visions manichéennes dispensent de penser la complexité. Une revue de la presse internationale concernant la crise ukrainienne suffit à conclure qu’elle est ouvertement binaire. La sentence est tombée. Nous avons d’un coté les occidentaux avec l’Ukraine en avant-poste, gentils et bons sous tous rapports. De l’autre, les méchants russes, un peu rustres, va-t-en-guerre et passablement énervés. Cette dichotomie a le mérite de la clarté, mais elle contient aussi l’insidieuse invitation à ne pas réfléchir.

Non, il n’y a pas les méchants d’une part et les gentils de l’autre. Il y a des intérêts nationaux portés par des hommes politiques qui calculent froidement leurs coups. La guerre comme continuation de la politique par d’autres moyens fait partie de leur attirail. Signe des temps, la surenchère médiatique et informationnelle aussi.

A force de taper sur la table sans que ses demandes de nouvelles garanties de sécurité en Europe ne soient sérieusement discutées, Poutine a fini par renverser la table. Bossuet disait qu’il ne sert à rien de déplorer les effets dont on chérit les causes. Or, la reconnaissance des Républiques autoproclamées de Lougansk et Donetsk par Moscou et les opérations militaires en cours, aussi tragiques soient-elles, ne sont que des effets dont nul n’interroge les causes.

Sans parti pris, armons-nous d’objectivité pour tenter de séparer le bon grain de l’ivraie dans cet imbroglio ukrainien. Il ne s’agit pas dans cette analyse de dire la morale ou le Droit, il s’agit d’essayer de dire le réel.

Russie : de l’humiliation post-soviétique au rêve de puissance régénérée

L’Histoire a montré qu’à chaque fois qu’une puissance est humiliée, cela se traduit presque mécaniquement par un raidissement de son régime politique, doublé d’une volonté de revanche et de restauration de son lustre perdu. Toutes proportions gardées, pour qui sait bien lire, la montée du nazisme se trouvait entre les lignes du traité de Versailles mettant fin à la première guerre mondiale.

La Russie, héritière de l’empire soviétique déchu, a longtemps accusé les coups de l’Occident. Sous Boris Eltsine, des « notes » de l’ambassade américaine à Moscou intimaient aux officiels russes la conduite à tenir et les éléments de langage à communiquer à la presse. Autre fait révélateur de l’ambiance de l’époque, la campagne de réélection de Boris Eltsine en 1996 ne se présentait pas sous les meilleurs auspices, le parti communiste mené par Ziouganov étant le favori. Les Américains ont alors mobilisé les conseillers qui avaient fait élire le sénateur républicain Peter Wilson au poste de gouverneur de Californie en 1991, pour assurer le sauvetage politique de leur protégé. Cette affaire avait fait la une du Time en son temps.

Américains et européens aimaient bien Boris Eltsine qui avait livré l’économie russe à leurs appétits pantagruéliques et à la gabegie des oligarques, en échange de prêts du FMI pour maintenir le pays sous perfusion. Désintégration de l’Etat, pénuries, inflation galopante, arriérés de traitement des fonctionnaires et même baisse de l’espérance de vie, voilà la Russie que les occidentaux aimaient bien soutenir en chantant les louanges de sa démocratisation.

Pour ajouter l’insulte à l’injure, l’élargissement de l’OTAN vers l’Est venait parachever la main mise des Américains sur l’Eurasie. Même ce bon vieux Eltsine, pourtant accommodant, ne pouvait se résigner à accepter l’encerclement programmé du pays qui contrastait avec les promesses américaines de ne pas étendre l’Alliance militaire vers l’Est. Aux yeux de l’opinion russe, sa faiblesse apparaissait au grand jour vis-à-vis de Washington dont il était devenu l’obligé. Sa position devenait intenable, conduisant à un départ prématuré.

La reprise en main de l’Etat par Poutine, cautionnée par les oligarques qui pensaient pouvoir le manipuler, s’attachera d’abord à assurer la survie de la Russie et à éteindre le brasier tchétchène. Son affirmation progressive, qui tient beaucoup à ses accointances et son passé dans les milieux du renseignement, lui laissera graduellement les mains libres pour faire face à la montée des périls dans ce que les Russes nomment l’« Etranger proche ». De même, la main tendue à l’occident pour une nouvelle aire de coopération sera rejetée avec condescendance à plusieurs occasions, provoquant les premiers signes d’exaspération russe avec le discours de Munich en 2007, qui était une violente diatribe contre ce qu’on appelait avec emphase « le nouvel ordre mondial ». De même, le discours d’Evian en 2008 propose un « pacte régional » pour un nouveau traité de sécurité englobant l’espace eurasiatique. Sarkozy a longuement applaudi Medvedev, mais est-il raisonnable d’en demander davantage au plus américain des Présidents français ?

Avec l’épisode géorgien en 2008, qui ressemble à bien des égards à l’actualité ukrainienne, le Kremlin intervient militairement contre Tbilissi en invoquant la protection des minorités russophones en Ossétie du Sud et en Abkhazie, reconnues dans la foulée comme Républiques indépendantes. De même, cette guerre de 5 jours a mis fin au processus d’adhésion de la Géorgie à l’OTAN. Le pays de Staline sous pavillon otanien, il n’y que les Américains pour imaginer cela possible.

Mobiliser la rhétorique de l’irrédentisme constitue un levier important dont Moscou ne va pas se priver pour bousculer les républiques satellites jugées hostiles du fait de leur tropisme otanien. Cela est clair dans le cas ukrainien où la montée d’un ultra-nationalisme construit contre la Russie poussera les gouvernements consécutifs aux évènements de Maïdan à mettre en place des lois limitant drastiquement l’usage de la langue russe, d’autres visant l’Eglise orthodoxe ou encore des médias prorusses. Aussi, les exactions sur le terrain de groupuscules extrémistes comme le Régiment Azov ou Pravy Sektor sont autant de symptômes d’une russophobie prégnante que beaucoup feignent d’ignorer. Le massacre d’Odessa, à titre d’exemple, ne donnera lieu à aucune poursuite judiciaire sérieuse, et les médias mainstream n’en feront pas grand cas. Ces éléments justifiaient, du point de vue russe, de prêter main forte aux séparatistes du Donbass, avec qui Kiev a toujours refusé de dialoguer conformément aux accords de Minsk II, pour adresser les problématiques liées à leur statut d’autonomie et à leurs droits culturels et cultuels.

A cette situation déjà explosive vient s’ajouter la promesse d’une adhésion à l’OTAN, pour finir de convaincre la Russie de la nécessité d’agir pour préserver ses intérêts nationaux. Au terme de sept années de tergiversations diplomatiques après les accords de Minsk II, mort-nés, l’Occident n’a fait que surseoir à l’adhésion de Kiev à l’Alliance militaire, tout en armant massivement cet allié inespéré. Les Ukrainiens, chauffés à blanc, iront jusqu’à annoncer la volonté d’acquérir l’arme nucléaire en mettant à profit le legs technique soviétique, contrairement aux engagements du mémorandum de Budapest.

L’analyse soutenant que l’émergence d’une démocratie libérale aux portes de Moscou est la vraie menace perçue par le Kremlin ne tient pas la route. D’abord parce que le souvenir de la parenthèse démocratique des années Eltsine est encore vivace. Ensuite parce que l’Ukraine, après 30 ans d’indépendance, est un Etat failli gangréné par la corruption, avec un PIB par habitant inférieur à ce qu’il était à l’époque soviétique. Les aides, prêts et dons de l’Occident n’y ont rien changé. Pour le modèle démocratique libéral qui ferait trembler la Russie, on repassera. Le cœur du problème, ne nous y trompons pas, est l’adhésion à l’OTAN, avec ses corollaires comme le développement du bouclier antimissiles et le déploiement de systèmes d’armes offensifs aux confins de la Russie.

Cohérence de la géopolitique russe

Il faut reconnaître aux Russes un continuum dans leur politique étrangère qui trouve racine dans les fondamentaux de leur doctrine géopolitique, tels que formulés par Alexandre Douguine, dans la lignée des apports antérieurs de Petr Savitsky.

Dans cette doctrine, le maître-mot est l’« Eurasisme ». La Russie doit œuvrer à l’émergence d’un ensemble eurasiatique avec un centre de gravité déplacé vers l’Est qui, dans certaines variantes, inclurait même la Chine en tant que puissance économique au côté de la Russie comme puissance géopolitique et militaire. Le but est de former un grand ensemble continental fort, à même de repousser la puissance maritime atlantiste. Les avancées réalisées sur cette voie sont nombreuses : l’Union Economique Eurasiatique (UEEA), l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) et l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) étant les plus marquantes. Ces organisations, dont les relations sont de plus en plus dynamiques et imbriquées, ont le mérite de poser les fondements d’un système autonomisé des influences extérieures. Elles rassemblent trois des cinq grandes puissances démographiques mondiales, deux membres du conseil de sécurité de l’ONU, deux membres des BRICS et quatre puissances nucléaires. L’Occident, impuissant, voit émerger un ensemble porteur d’une radicalité vis-à-vis de sa propre vision des relations internationales.

La sécurisation de l’étranger proche, autre fondement de la géopolitique russe, repose sur un postulat simple : l’existence d’une zone tampon à ses frontières permettrait à Moscou d’éviter les frictions directes avec les Occidentaux. Nous sommes sur une logique défensive visant à éviter le refoulement vers l’Asie, ce qui a toujours été la hantise des Russes qui se perçoivent avant tout comme Européens d’un point de vue civilisationnel. L’intervention récente de l’OTSC au Kazakhstan en a surpris plus d’un à la fois par sa célérité et son efficacité, montrant la détermination du Kremlin à assurer l’ordre dans son étranger proche, et ne plus tolérer les tentatives de déstabilisation qui débouchent sur un encerclement progressif que l’Occident nie en invoquant la politique de « la porte ouverte » de l’OTAN.

Le dernier pilier de la géopolitique russe est l’accès aux mers chaudes. Pays continent, la Russie est pourtant privée de capacités de projection maritime importantes au regard des contraintes de la navigation arctique. Les changements climatiques et une flotte de brise-glaces nucléaires aidant, cette donne est en train de changer. Mais la centralité de la mer noire comme voie de projection maritime majeure n’en est pas pour autant remise en cause. Dans cette optique, en invoquant des motifs historiques et identitaires, l’annexion de la Crimée a fait de la Mer d’Azov un lac russe par la construction du pont de Crimée sur le détroit de Kertch. De même, les Russes ambitionnent de faire de la Mer Noire une mare nostrum, en évitant l’installation de l’OTAN à ses abords immédiats en Ukraine. C’est vrai qu’il y a aussi la Turquie, mais les rapports avec Erdogan sont tellement ambivalents qu’ils permettent souvent de trouver des compromis dans l’intérêt bien compris des deux parties.

Par tous ces aspects cités plus haut, la centralité de l’Ukraine dans le géopolitique russe n’est plus à démontrer. Brzezinski affirmait : « Sans l’Ukraine, la Russie cesse d’être un Empire pour redevenir un pays », c’est justement pourquoi Poutine en a toujours ouvertement fait une ligne rouge. L’Occident a été hardi. L’Ukraine a été instrumentalisée.

Etats-Unis : de l’ivresse de superpuissance à la superpuissance apathique

La Pax Americana n’a pas eu lieu. C’est ce que retiendra l’Histoire du moment hégémonique américain, marqué par un interventionnisme débridé et affranchi du Droit international. Cela a commencé avec la guerre de Yougoslavie, aboutissant à la création d’un Etat au statut toujours contesté, le Kosovo. Il se poursuivra allégrement en Irak, en Afghanistan, en Syrie et en Lybie, semant à chaque fois un chaos aux effets dévastateurs pour des régions entières. Dans toutes ces interventions, la force brute a été privilégiée au détriment du Droit international.

Cette politique désastreuse a nourri un anti-américanisme primaire, dilapidant le capital de sympathie réel dont jouissait les Etats-Unis au sortir de la deuxième guerre mondiale. Le mythe était beau, servi par une puissante machine de propagande. Avec le temps, cette dernière s’est pourtant révélée inefficace à enjoliver indéfiniment un modèle de démocratie libérale apporté sur les ailes des bombardiers. Finalement, le moment unipolaire n’a pas pacifié les relations internationales comme le prédisait Brzezinski, mais il a engendré de nombreuses conflictualités aux conséquences déplorables.

Avec « leading from behind » comme stratégie, l’administration Obama enclenche un changement de paradigme de la géopolitique américaine. Il s’agit, fait inédit, de se défausser du leadership plein et entier au profit des partenaires européens, notamment en Lybie. Il s’agit aussi de la main tendue à l’Iran dans le cadre de l’accord sur le nucléaire, et de la reprise des relations diplomatiques avec Cuba. Cette gymnastique consacre un désengagement progressif du rôle de gendarme du monde, afin de mieux négocier le pivot vers l’Asie-Pacifique pour contrer l’émergence de la Chine, désignée comme première menace à l’hégémonie américaine. Ce retrait s’est accéléré sous la présidence Trump qui n’a jamais dissimulé ses penchants isolationnistes, mais sans exclure la possibilité d’interventions pour défendre les intérêts américains. Il a ainsi enclenché le retrait de la majorité des unités de combat des théâtres syrien, irakien et afghan.

Avec Biden, la posture de l’administration américaine trahit une certaine apathie. Sur le plan interne, les événements de l’élection présidentielle ont fait vaciller la démocratie américaine, et le président est affaibli politiquement par les affronts répétés du pouvoir législatif qui bloque ses réformes. De surcroît, le déclin de ses « capacités mentales et cognitives » est régulièrement pointé du doigt par le Congrès. Sur le plan externe, la débâcle du retrait d’Afghanistan envoie des signaux inquiétants sur l’engagement des Etats-Unis au côté de leurs « alliés » qu’ils ont la fâcheuse habitude de lâcher au dernier moment. Bis repetita en Ukraine où, après avoir assuré Zelensky de son soutien, Biden se rétracte et propose une aide financière et militaire. Les Américains se battront donc, mais jusqu’au dernier Ukrainien.

Face à la Russie, Biden adopte une grille de lecture géopolitique anachronique qui fait peu de cas du facteur chinois. Il aurait été bien inspiré de prendre exemple sur Nixon qui avait compris la nécessité d’éviter un rapprochement sino-russe en attirant vers lui la puissance jugée la moins menaçante, à savoir la Chine de l’époque. Aujourd’hui, Washington ne mesure pas pleinement les conséquences de sa politique vis-à-vis de Moscou qu’elle jette littéralement dans les bras de Pékin. S’il est difficile de parler d’une alliance sino-russe, au regard des multiples sujets de discorde et d’une certaine méfiance, les deux pays sont assez pragmatiques pour sceller un partenariat stratégique dont le dernier chapitre a été savamment théâtralisé lors des JO d’Hiver.

Le narratif américain sur la crise ukrainienne : une prophétie auto-réalisatrice

Contrairement aux Européens, les Américains ont épousé sans concession la thèse de la guerre inévitable depuis le début de la crise ukrainienne. La guerre informationnelle menée tambour battant entretenait les conditions d’une prophétie auto-réalisatrice. Cette surenchère médiatique est une technique éprouvée lors de la deuxième guerre d’Irak. Elle s’appuie sur les services de renseignement pour façonner une réalité qui s’impose à tous, écartant de facto les autres narratifs, dont celui de la nécessité d’une négociation. L’épisode Colin Powell agitant sa fiole d’ADM à la face du monde en est une parfaite illustration.

Ainsi, la fin de non-recevoir opposée aux demandes russes de nouvelles garanties de sécurité en Europe est venue alimenter la théorie d’une manœuvre patiemment calculée. Depuis le début, les Américains n’avaient probablement jamais l’intention de négocier, adoptant une stratégie de dénonciation préventive et de dramatisation excessive de la menace russe sans chercher à l’atténuer autour de la table des négociations. Peut-être ont-ils été surpris par l’ampleur de la réaction de Poutine. Peut-être l’ont-ils indirectement favorisé. En tout cas, l’évolution de la situation leur profite à bien des égards.

En effet, l’OTAN a été replacé au centre de la sécurité européenne, tout en approfondissant les dissensions entre la Russie et l’Europe pour compromettre un rapprochement potentiel à travers le raffermissement de l’interdépendance économique et énergétique induite entre autres par Nord Stream 2. Ce rapprochement est le cauchemar géopolitique de Washington depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Mais la mise de l’Europe sous coupe réglée avec la doctrine atlantiste lui a permis de concentrer ses efforts sur l’endiguement puis le refoulement de la Russie vers les profondeurs asiatiques. Brzezinski l’avait formulé en des termes peu équivoques : « Il est impératif qu’aucune puissance eurasienne concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique ».

De la pertinence des sanctions…

La réponse Occidentale à la guerre en Ukraine se situe d’abord sur le terrain des sanctions économiques et financières. Or, l’efficacité d’un régime de sanctions, aussi sévère soit-il, demeure relative et comporte souvent un effet boomerang. Les sanctions n’ont pas empêché l’Iran et Cuba de toiser les Américains, ni la Corée du Nord de poursuivre son programme d’armement. Si la structure de l’Etat est solidement ancrée, des schémas d’innovation, de diversification et de résilience se mettent rapidement en place. Nous sommes donc tentés d’avancer que les sanctions n’auront qu’une incidence relative sur l’économie russe, d’autant plus que le Kremlin s’y est activement préparé, et qu’il peut aussi compter sur le partenaire chinois.

La Russie a en effet considérablement réduit sa dette et constitué d’importantes réserves financières et en or, tout en se délestant d’une bonne partie de ses avoirs en dollars. Depuis l’annexion de la Crimée, un effort de diversification de l’économie est en marche, et la souveraineté numérique est acquise avec un internet domestique baptisé Runet et des GAFA russes, les YVMOR. En outre, l’exclusion du réseau SWIFT, dont sont épargnées les banques russes liées aux paiements du pétrole et du gaz, est contrebalancée par le SPSF, un réseau russe déjà opérationnel en interne et connecté à un autre réseau chinois. Chaque mesure appelle une contre-mesure, et les conséquences seront globales dans l’économie interconnectée d’aujourd’hui. Nous assisterons aussi très probablement à une accélération de la dédollarisation et à des phénomènes de troc interétatique en Asie centrale, en Asie orientale et même en Asie-Pacifique.

Hormis la « suspension » de Nord Stream 2, le secteur énergétique échappe pour l’instant au train de sanctions, la dépendance européenne aux approvisionnements russes étant très importante et des contrats à terme étant toujours en cours. Les Américains sont déjà en train de se positionner comme alternative, mais il est difficile de remplacer le premier fournisseur de l’Europe du jour au lendemain. Dans ce contexte nouveau, le développement du débouché asiatique s’impose aux Russes comme une évidence. L’accélération des travaux du gazoduc Power of Siberia 2 s’inscrit dans cette logique.

Les Américains et les Chinois seront les grands gagnants de ce régime de sanctions. Les premiers en raffermissant leur emprise économique et géopolitique sur l’Europe, les seconds en négociant leur partenariat avec Moscou à des termes avantageux en profitant de son isolement. Le grand perdant sera probablement l’Europe qui sort exsangue de la crise sanitaire pour enchaîner avec une crise énergétique majeure. Elle devra aussi inévitablement faire face aux mesures de rétorsion russes et à l’explosion des prix de l’énergie et des matières premières, préludes à un ralentissement économique en pleine reprise post-covid. L’Europe, objet géopolitique, n’a jamais incarné la « troisième voie » tant vantée. Son malheur est d’être embrigadée pour servir des desseins qui ne sont pas forcément les siens, au mépris de ses intérêts et de sa souveraineté.

Quant aux effets potentiels des sanctions sur l’économie russe, tout dépendra de la durée de l’intervention en Ukraine, de l’issue des négociations en cours et du soutien chinois. Si le conflit s’enlise, une récession économique paraît inévitable, portant en elle les germes d’une crise sociale.

… et de la nécessité du dialogue

Disons-le d’emblée, il est impossible d’apaiser les tensions si on fait l’impasse sur les préoccupations sécuritaires légitimes de la Russie. Kissinger avait souligné à ce propos : « Nous n’avons fait aucun effort sérieux pour associer la Russie à une nouvelle architecture de sécurité en Europe ». Pourtant, même au plus fort de la guerre froide, des canaux de dialogue ont été établis et maintenus entre les deux camps. L’Ostpolitik avait permis d’initier le rapprochement entre l’Allemagne de l’Ouest et le camp soviétique, aboutissant finalement à la réunification allemande. Aussi, dans le cadre de l’OSCE, le dialogue a permis d’obtenir des résultats concrets, notamment les accords SALT I. S’il a été possible de dialoguer avec les communistes, rien n’empêche a priori un dialogue avec Poutine aujourd’hui.

Le problème ukrainien ne peut être réglé en dehors d’un schéma de finlandisation. C’est une lecture réaliste, pragmatique et intelligente d’un environnement géopolitique qui pose la neutralité en seul positionnement viable. Les autres aspects d’une sécurité collective et indivisible pourraient ensuite être abordées. L’exemple autrichien au sortir de la deuxième guerre mondiale est édifiant. Occupée par les alliés et divisée en quatre zones à l’instar de l’Allemagne, l’Autriche ne connaîtra pas le sort de son voisin lorsque les alliés quitteront le pays en 1955. La « neutralité perpétuelle » inscrite dans la constitution lui a évité la division au moment où le mur de Berlin matérialisait la séparation de l’Allemagne. Aujourd’hui encore, Vienne limite sa collaboration avec l’OTAN à un « Partenariat Pour la Paix ».

Les négociations en cours entre Russes et Ukrainiens supposent une culture du compromis. Or, même si les Occidentaux cèdent sur le statut neutre de l’Ukraine, il est difficile de prédire ce que Poutine pourrait concéder. Il a poussé ses pions tellement loin qu’il lui sera difficile de reculer. Il a visiblement voulu marquer les esprits par une action d’éclat, miroir de sa détermination. Mais en a-t-il vraiment évalué les conséquences ?

Quels scénarios pour la guerre en Ukraine ?

La nature et l’étendue des opérations militaires russes suggèrent qu’un retour au statu quo ante bellum n’est pas à l’ordre jour. A moins d’une percée diplomatique qui parait improbable, chacun campant sur ses positions, la solution militaro-politique semble avoir les faveurs de Moscou. Si cette option ne laisse aucun doute quant à ses chances de succès au vu du rapport de force sur le terrain, elles présentent au moins deux variantes.

L’option coup de force consisterait à appliquer une puissance de feu maximale pour faire tomber rapidement les villes assiégées avec l’utilisation de l’aviation et de l’artillerie. S’en suivrait un combat urbain pour déloger les dernières poches de résistance. Le coût militaire et humain élevé de ce scénario en feront un épisode sanglant qui compromettrait irrémédiablement le futur des relations entre Moscou et Kiev.

A l’opposé, une stratégie d’encerclement des grands centres urbains avec des actions de harcèlement pour provoquer une baisse du moral et la capitulation des Ukrainiens conduira vers un enlisement du conflit. Or, le temps n’est pas le meilleur allié de Poutine qui a mis tout son legs politique en jeu, et voudrait engranger les bénéfices de sa politique au plus vite pour éviter d’être mis en équation par un mouvement contestataire.

En tout état de cause, l’état final recherché par le maître du Kremlin va dans le sens d’une démilitarisation du pays par la force, assortie d’un changement de régime et de garanties constitutionnelles de neutralité.

 

Pour conclure…

Après des années d’appel du pied à l’Occident, Poutine a finalement franchi le Rubicon, mais il est loin d’avoir tranché le nœud gordien. Le conflit ukrainien n’est que le premier épisode d’une confrontation désormais ouverte entre la Russie et l’Occident. La Chine est aux aguets, mais pour combien de temps ?

Une formule gramscienne résume parfaitement la situation : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés ».

La guerre en Ukraine est le phénomène morbide consécutif aux changements géopolitiques à l’œuvre.

Rabat, le 3 mars 2022

Hicham EL HAFIDI

Ancien officier supérieur de la Garde Royale marocaine et lauréat du Collège Royal de l’Enseignement Militaire Supérieur, Hicham EL HAFIDI est chercheur en géopolitique, sécurité et défense. Il s’intéresse particulièrement aux bouleversements géopolitiques contemporains au Moyen-Orient et en Eurasie.

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