Une « Guerre Froide en Arctique »? Innovation, coopération et compétition technologique

Lecture bibliographique :

Andy Bruno The Nature of Soviet Power, Paul Josephson The Conquest of the Russian Arctic et John McCannon A History of the Arctic

Au début du 20ème siècle, la péninsule de Kola comptait à peine dix mille habitants. Cent ans plus tard, la situation a radicalement changé : sur cette péninsule arctique se trouvent désormais de nombreuses villes, des entreprises industrielles et une infrastructure qui est techniquement extrêmement avancée. Ce changement brusque d’une région périphérique ayant largement ignoré la modernisation reste unique dans l’histoire du Grand Nord.

Cette transformation d’une terra nullius en une région cruciale pour l’Union soviétique, bien qu’elle soit géographiquement périphérique, amène également à de nombreuses interrogations : pourquoi cette région a-t-elle gagné de l’importance au cours du 20ème siècle ? Par quels moyens la transformation a-t-elle été rendue possible ? Comment le froid et la nature hostile du Nord ont-ils influencé les efforts de l’industrialisation et comment – en posant la question dans le sens inverse – l’industrialisation a-t-elle altéré la nature ? Quel est le statut de l’Arctique dans la Russie contemporaine et quels impacts le changement climatique provoque-t-il dans le Grand Nord ?

Ce sont de telles questions que John McCannon (2012), Paul Josephson (2014) et Andy Bruno (2016) soulèvent dans des ouvrages récents, publiés au cours des cinq dernières années. A travers une approche historiographique, qui tient compte de l’importance des facteurs technologiques et politiques dans le contexte arctique, ces auteurs essaient d’expliquer les raisons de l’importance du changement que cette région a subi.

En publiant des ouvrages sur le Grand Nord, ces trois scientifiques américains participent à l’historiographie de l’Arctique, qui a connu un grand essor au cours des dernières décennies, comme en témoigne le grand nombre d’ouvrages publiés récemment. Cet essor doit être observé par rapport à la situation actuelle, où des questions politiques, militaires et économiques touchent souvent le Grand Nord.

Dans les médias, des titres accrocheurs telles que « Warming Revives Dream of Sea Route in Russian Arctic », « Poutine renforce l’empreinte russe sur l’Arctique » ou bien « La Russie se déploie en Arctique » s’inscrivent au cœur de l’actualité. Ces accroches soulignent l’attention générale que l’Arctique russe éveille aujourd’hui.

L’Arctique a gagné encore plus de considération depuis que l’accélération du réchauffement climatique a offert la perspective d’une nouvelle zone d’exploitation et de commerce à travers la voie décongelée du Nord-Est. Déjà en 1985, Oran Young, expert international de l’Arctique, écrit dans The Age of the Arctic : « Quietly, and almost unbeknownst to the general public, the Arctic has emerged during the 1980s as a strategic arena of vital importance ». Bien que cette affirmation de Young montre que les chercheurs occidentaux se sont intéressés à l’Arctique en tant que centre d’enjeux politiques bien avant le 21ème siècle, il faudrait remettre en question son idée selon laquelle les années quatre-vingt représenteraient « l’ère de l’Arctique », tel que le suggère le titre de son ouvrage.

Comme l’affirment John McCannon et Andy Bruno, l’importance politique et économique de l’Arctique russe commence bien avant les années quatre-vingt, et il est tout à fait possible de concevoir les années staliniennes, avec leur industrialisation et leurs grands investissements dans le Nord, comme  « l’ère de l’Arctique ». Oran Young ne fait pourtant même pas mention de Staline.

Dans les ouvrages de McCannon, Josephson et Bruno, en ce qui concerne l’Arctique russe, le centre d’intérêt porte sur le même territoire géographique. Contrairement à ce que suggèrent les titres de leurs ouvrages, ces trois scientifiques ne s’intéressent pas à l’Arctique russe en entier, mais seulement à une zone restreinte incluant les alentours de la péninsule de Kola, de la province d’Arkhangelsk, de la république de Carélie et – d’après les publications de McCannon et Josephson – de la Nouvelle-Zemble. Comme Andy Bruno l’explique dans son travail, ces régions ont été particulièrement touchées par l’industrialisation. Aussi, Andy Bruno montre dans The Nature of Soviet Power que l’histoire de l’industrialisation de cette partie de l’Arctique commence peu avant la révolution russe avec la construction d’un chemin de fer reliant le centre à Mourmansk. A l’époque stalinienne, de nombreuses industries minières s’établissent dans cette région. Notons que pendant les années de guerre froide, la Nouvelle-Zemble a été le théâtre de 224 tests atomiques. Malgré leur intérêt pour la même région géographique et de nombreux chevauchements thématiques, chacun de ces trois ouvrages mentionnés raconte sa propre histoire sur l’Arctique et aboutit à des conclusions différentes, dont il sera question dans ce travail.

Une première différence importante de ces trois œuvres scientifiques se situe dans le laps de temps couvert. Alors que Bruno focalise sa recherche sur l’époque soviétique et Josephson sur la période stalinienne jusqu’à nos jours, l’ouvrage de McCannon a l’avantage de retracer de manière chronologique l’histoire de l’Arctique à travers sept chapitres de la Préhistoire à la période actuelle (2012). Ainsi, au lieu d’identifier une époque spécifique comme étant « l’âge de l’Arctique », McCannon montre plutôt que le Grand Nord avait toujours une certaine importance et que cette région possède une histoire. Cette dernière remarque peut sembler évidente mais, comme McCannon le constate dans l’introduction de son ouvrage, l’Arctique est généralement perçu comme un endroit immuable dans l’imaginaire occidental :

Throughout recorded history, wilderness in many forms has served to symbolize elemental vastness and permanence. […] In the Western imagination, the polar world has featured as a realm of crystalline purity, as a grey kingdom of frozen death, and in other guises besides, but is most often seen as eternal and unchanging.

En racontant l’histoire de l’Arctique depuis les premières expéditions jusqu’aux événements les plus récents, McCannon démontre que l’Arctique possède au contraire une histoire riche et diverse qui a subi beaucoup de changements au cours du temps.

La manière chronologique de raconter l’histoire du Grand Nord a également l’avantage de mettre en lien le passé et le présent, comme McCannon le fait par exemple dans le sixième chapitre où il parle de la contamination de l’Arctique pendant la guerre froide et des conséquences que cette pollution allait encore avoir pour les années à suivre. Après la publication de Red Arctic, un ouvrage qui se concentre sur l’histoire de l’Arctique soviétique pendant les années staliniennes et sur la formation du « mythe arctique » en URSS, McCannon offre dans A History of the Arctic une vision plus globale du Grand Nord qui sort du cadre purement soviétique. Malgré les avantages qu’apporte une telle approche globale, elle se trouve aussi à l’origine de l’une des faiblesses les plus évidentes de l’œuvre de McCannon. En raison de l’étendue considérable de la période historique que couvre son livre, McCannon ne peut pas entrer dans les détails de certaines thématiques qui manquent par conséquent de profondeur. History of the Arctic reste de cette façon une œuvre qui ne touche qu’à la surface des choses. C’est pour cela que l’ouvrage s’adresse en premier lieu aux lecteurs qui veulent se familiariser avec l’histoire de l’Arctique et non pas aux spécialistes du domaine qui cherchent des nouveautés scientifiques. A cela s’ajoute le fait que History of the Arctic est le seul parmi les trois livres analysés dans ce travail qui ne s’intéresse pas seulement à l’histoire de l’Arctique soviétique/russe, mais aussi à tous les pays arctiques (Canada, Danemark, Etats-Unis, Norvège, Islande). Ce vaste cadre d’intérêt permet de comparer le développement de l’Arctique russe à celui des autres nations du Grand Nord, mais en même temps, cela élargit la matière étudiée et entache l’analyse d’un caractère superficiel.

Par son style d’écriture souple, qui ressemble plus à celui d’une nouvelle qu’à un ouvrage académique, McCannon se rapproche de Paul Josephson. Ce dernier essaie également de toucher par son livre un public large. Pour attirer l’attention des lecteurs, les deux scientifiques poursuivent par contre des stratégies différentes. Alors que McCannon offre une vue globale sur l’Arctique sans surcharger le lecteur avec des détails – l’histoire de la première à la deuxième guerre mondiale en Arctique est par exemple racontée sur seulement quarante pages – Josephson, de son côté, focalise sa recherche sur des détails et des biographies spécifiques. Par exemple, quand il raconte l’histoire des stations flottantes qui ont connu un essor dans les années cinquante, Josephson décrit sur plusieurs pages la biographie d’Ivan Papanin, le leader d’une expédition qui est resté pendant 274 jours sur une petite station flottante en traversant l’Arctique. Ces deux approches ont certes leurs avantages et inconvénients, mais quand on regarde leur mise-en-œuvre, McCannon se montre plus convaincant. Dans son ouvrage, le fil conducteur est toujours tangible et l’auteur procède de manière très systématique. Quant à Josephson, il se perd parfois dans les détails et manque de cohésion.

Contrairement à McCannon et Josephson, Andy Bruno présente avec The Nature of Soviet Power un ouvrage purement scientifique qui est le résultat d’un doctorat à l’université d’Illinois. Sur sept chapitres, Bruno décrit plusieurs domaines de l’industrialisation : la construction du chemin de fer à Mourmansk, l’installation des usines d’extraction de minerais, la construction d’une industrie nucléaire sur la péninsule de Kola, etc. Bruno puise dans les archives et parvient de cette façon à en extraire des informations nouvelles sur l’histoire de l’industrialisation de la péninsule de Kola. Contrairement à Josephson et McCannon, il se focalise presque uniquement sur les années soviétiques sans faire de lien entre l’histoire de l’Arctique en URSS et les événements plus actuels.

Une conquête de l’Arctique ?

Un thème majeur qui domine les trois ouvrages est la question de la conquête de l’Arctique. Ce terme qui induit une domination agressive et une soumission par la force se manifeste même dans le titre de l’ouvrage de Paul Josephson : The Conquest of the Russian Arctic. Par ce choix de titre, Josephson ne souligne pas seulement le fait que l’Arctique a été conquise, mais il véhicule également un deuxième message : en parlant de l’Arctique russe – et non pas de l’Arctique soviétique – l’auteur relie naturellement l’histoire de l’Arctique soviétique à celle de la Russie d’aujourd’hui en qualifiant les deux comme « conquête ». Ce lien entre la politique soviétique et celle de la Russie actuelle est maintenu tout au long de l’œuvre et il est au centre de la problématique posée par Josephson dans son travail. Ainsi dans l’introduction, après avoir décrit la terreur et le travail difficile des scientifiques à l’époque stalinienne, Josephson construit un lien direct entre cette description et la Russie actuelle en notant : « In all of these ways, the history of the Soviet Arctic reveals a surprising number of continuities with ongoing twenty-first-century russian programs ». C’est surtout dans le dernier chapitre Rediscovering the Arctic que Josephson présente la politique russe du 21ème siècle comme une continuation directe de celle de l’URSS. En insistant sur ce lien, Josephson risque par contre de tomber dans deux pièges : d’une part, la généralisation de la politique soviétique comme « conquête » et, d’autre part, la simplification de la politique russe actuelle en la présentant uniquement sous l’angle d’une militarisation et d’une continuation directe des projets soviétiques dans l’Arctique.

En ce qui concerne le premier point, les ouvrages de Bruno et McCannon offrent une image beaucoup plus nuancée des avancées soviétiques en Arctique. De cette façon, Andy Bruno consacre un chapitre entier au sujet de la conquête, dans lequel il constate qu’en URSS l’Arctique n’était pas seulement l’objet d’une conquête, mais aussi d’une assimilation : 

Assimilation implied capture and integration, compelling detached landscapes to serve new purposes. It meant better understanding nature for the sake of using it more fully and promised economic benefits to new inhabitants of previously neglected territories. […] Conquest, in contrast, involved subjecting a natural terrain to purposefully aggressive manipulation. To conquer nature was to destroy any obstacles in the way of making it serve human-dictated purposes.

Le changement entre assimilation et conquête ne se faisait pas de manière continuelle. De cette façon, même pendant l’époque stalinienne, qui sert chez Josephson comme exemple classique pour une politique de conquête agressive de l’Arctique, Bruno donne des exemples pour une politique d’assimilation. En parallèle au travail forcé des prisonniers de goulag ayant coûté la vie à des millions de personnes, on trouve également des idées utopistes sur la tentative d’assimilation et de coexistence paisible entre la nature et les hommes. Bruno mentionne par exemple des projets de recyclage. Ces projets avaient d’une part pour but d’extraire de manière intense le plus des ressources naturelles que possible, mais en même temps, on essayait d’éviter tout déchet et de réutiliser les produits secondaires. Dans son travail, Bruno montre que l’assimilation et la conquête allaient souvent de pair et que la nature n’était pas toujours considérée comme un adversaire à conquérir, mais parfois aussi comme une force à laquelle on pouvait s’adapter et avec laquelle il fallait coexister. Bruno réfute ainsi l’argumentation unilatérale de Josephson qui voit dans l’avancée soviétique et russe dans l’Arctique essentiellement une conquête agressive.

En outre, alors que Josephson présente la militarisation de l’Arctique comme une conséquence logique de la conquête du Grand Nord, McCannon remet en question le principe de la conquête comme unique motivation de la politique soviétique dans le Grand Nord. McCannon donne encore une autre explication militaro-stratégique pour la militarisation soviétique en Arctique. Alors que pendant la guerre les Anglais et les Français avaient fermé l’accès soviétique à la Baltique et à la Méditerranée pour aider leurs alliés, les Soviétiques avaient besoin du seul port qui leur restait vers l’Occident – celui qui donnait vers l’Atlantique nord. Le port de Mourmansk, navigable même en hiver, jouait dans ce contexte un rôle important. Pendant la guerre froide, l’Arctique occupait en outre une fonction clé en tant qu’espace de proximité géographique entre les Etats-Unis et l’URSS. Selon McCannon, l’armement en Arctique ne doit donc pas être vu comme une conséquence logique de la conquête du Grand Nord, mais plutôt comme une réaction à une situation géographique et politique concrète.

 

Technopolitics : des bombes atomiques et de la militarisation de l’Arctique

 

Quand on pense à la guerre froide et aux avancées technologiques, la « course aux armements » est probablement une des premières choses qui vient à l’esprit. Comme Gabriele Hecht le constate dans Entangled Geographies, le choix de nouvelles technologies d’un Etat ne s’effectue souvent pas dans le but initial de servir aux besoins militaires ou sociaux, mais reflète tout d’abord un choix politique – Hecht donne à ce concept le nom de « technopolitique ».

En matière de technopolitique, le système soviétique se distingue peu des pays capitalistes. En URSS comme en Occident, les nouvelles technologies servaient de symbole de modernité et de suprématie nationales. L’URSS se distinguait seulement des pays à « marché libre » par le fait que les inventions technologiques devaient servir à la diffusion du communisme et non pas – comme c’était le cas en Occident – à la démocratie. Ruth Oldenziel donne dans son article Islands : The United States as a Networked Empire un exemple de technopolitique qui peut s’appliquer aussi au cas de l’Arctique russe. En s’éloignant de la vision habituelle des Etats-Unis en tant que pays avec un pouvoir centralisé sur le continent, Oldenziel s’intéresse au rôle joué par les îles qui se trouvaient sous la juridiction américaine. L’auteure arrive à la conclusion que les îles, en tant qu’espace militaire et technologique, ont joué un rôle beaucoup plus important que celui qui leur est accordé dans l’historiographie actuelle. De cette façon, elle parle même de « new philosophy of the US as an island power ». Des îles comme Bikini, Enewetak, Kwajalein et Johnston Atoll servaient de laboratoire nucléaire aux Etats-Unis qui préféraient faire leurs tests atomiques en dehors de leur propre territoire. Pour procéder à ces tests militaires, les populations indigènes devaient s’installer ailleurs – un projet qui était souvent réalisé par force. Dans les discours officiels, on évitait toute référence qui pouvait faire penser à un système colonial :

The technopolitics of islands allowed the US to straddle two ideological roles when the global expansion justified by war became politically problematic during peacetime. One role was the US as a self-contained, anti- colonial homeland. The other was America as a fully engaged superpower that claimed no interest in overseas territories.

Paradoxalement, ces îles fermées, polluées pendant la guerre froide par des expérimentations, ont laissé place à une riche biodiversité à la fin des années 90, étant donné qu’elles restaient inaccessibles au public. Dans d’autres cas, comme celui de l’île Amchitka en Alaska, les dommages causés par les tests nucléaires sont jusqu’à aujourd’hui sujet de discussion.

Quel rôle joue l’Arctique et spécialement la Nouvelle-Zemble en tant qu’île dans la technopolitique russe ? Comme les Etats-Unis, l’Union soviétique faisait ses testes atomiques loin du centre au Kazakhstan ou bien sur la Nouvelle-Zemble. Sur cette île qui fait partie des plus grandes îles au monde, le programme atomique soviétique était actif de 1954 jusqu’en 1990. Comme dans le cas de Etats-Unis, la population indigène a été forcée à quitter les lieux et – également comme dans le cas des Etats-Unis – une partie de la Nouvelle-Zemble contient aujourd’hui une grande biodiversité grâce à l’instauration du Parc national de l’Arctique russe en 2009. Malgré ces ressemblances, le cas de la Nouvelle-Zemble se distingue de celui des Etats-Unis, comme le montre McCannon, par le degré de la pollution. Dans son ouvrage, il compare les tests nucléaires des Etats-Unis avec ceux de l’URSS et il constate que la Nouvelle-Zemble conserve le triste record de la contamination radioactive la plus élevée.

Comme les Etats-Unis, l’URSS avait choisi une île pour faire ses tests atomiques. Ce choix est peu étonnant du fait que ces îles étaient tenues à distance de la population et du centre urbain. Comme Oldenziel le constate, ces îles étaient « fines » (« thin ») et « invisibles » pour la société, mais « technologically ‘thick’ » du point de vue scientifique. Les ouvrages de McCannon et Josephson ne se posent malheureusement pas plus de question sur le choix géographique de la Nouvelle-Zemble comme espace réservé aux tests atomiques. Bruno ne mentionne même pas cette île dans son ouvrage malgré le fait qu’il s’intéresse à l’histoire de l’industrialisation du Grand Nord dans laquelle la Nouvelle-Zemble a aussi joué un rôle important.

Pourquoi la Nouvelle-Zemble a-t-elle été choisie pour des essais nucléaires ? Il est clair qu’une île éloignée du centre, avec peu d’habitants, semblait idéale pour faire des tests atomiques, mais en même temps, on pourrait se demander pourquoi les autorités soviétiques avaient choisi un endroit aussi proche de l’Occident (la Nouvelle-Zemble n’est pas très loin de Spitsberg) pour faire leurs expérimentations. Un rôle important a été joué par l’industrialisation avancée de cette partie de l’Arctique liée au centre par un chemin de fer, de telle sorte que le transport de l’équipement et des ressources était facilité. Néanmoins, le rôle de la géographie dans le choix de la Nouvelle-Zemble pour les tests nucléaires reste obscur. Alors qu’Oldenziel donne dans son article des explications claires sur l’indispensabilité des îles pour le développement de la technologie militaire des Etats-Unis, McCannon, Josephson et Bruno ne donnent malheureusement pas de réponse à cette question. Dans leurs discours, les îles ne jouent pas un rôle spécifique, mais elles font partie d’un grand ensemble, c’est-à-dire de l’Arctique en général.

En ce qui concerne la militarisation du Grand Nord, la « conquête » de l’Arctique pouvait aussi avoir une influence positive sur certains domaines scientifiques qui n’étaient pas directement en lien avec la course aux armements. McCannon constate qu’au moins en Occident, des biologistes avaient la permission de faire des recherches sur certaines espèces animales. De cette manière, des scientifiques qui ne travaillaient pas pour la militarisation pouvaient aussi explorer l’Arctique. Selon McCannon, le cas soviétique diffère par contre des autres pays arctiques. Il précise qu’en Arctique soviétique toute science avait forcément un lien avec la militarisation :

Starting in 1946, GUSMP dispatched vessels on high-latitude drifts and cooperated with other agencies on hydrographical, bathymetric and meteorological surveys of the Kara, Laptev, East Siberian and Chukchi seas – all intended to boost the Northern Sea Route’s strategic usefulness.

A la fois McCannon et Josephson insistent sur le fait que les scientifiques soviétiques et russes avaient moins de liberté que leurs homologues occidentaux. Ils rejoignent ainsi Micheal Gordin qui présente dans son livre Red Cloud at Dawn le travail des physiciens soviétiques sur la première bombe nucléaire et les restrictions auxquels ils faisaient face.

Ce constat d’une liberté scientifique beaucoup plus restreinte pour les chercheurs soviétiques par rapport aux chercheurs occidentaux peut sembler peu étonnant. En revanche, il est intéressant de se demander si les chercheurs soviétiques dans le Nord et loin du centre avaient plus de libertés que ceux qui travaillaient à proximité du siège de pouvoir politique. Si l’on tient compte de la théorie d’Odenziele, selon laquelle les îles sont un « espace du dehors » mais également politiquement et stratégiquement fortement liées au centre, les scientifiques se trouvant dans le Nord devraient faire face aux mêmes contrôles et aux mêmes restrictions que les autres chercheurs partout ailleurs en URSS. Josephson affirme le contraire. Selon lui, le contrôle était particulièrement rigide à Moscou, tandis que le centre ne montrait que peu d’intérêt à ce qui se passait dans le Grand Nord. Les scientifiques qui craignaient les restrictions soviétiques s’enfuyaient donc vers le Nord :

In polar research there was less direct manipulation, perhaps because the geophysics of polar regions – water atmosphere, ore – was less amenable to the heated ideological battles that consumed much of science elswhere, although many innocent explorers and researchers fell in the purges.

Josephson ne n’approfondie pas plus son analyse. Nous pouvons même déceler un manque de cohésion dans son argumentation quand il décrit la biographie de Papanin – « a self-made man and true Soviet hero ». Avant de se tourner vers l’Arctique, Papanin avait servi à la Tcheka, la police politique ayant précédé le NKVD.

Emblême du NKVD

Pourquoi quelqu’un comme Papanin s’est-il retrouvé dans le Nord? Sa biographie, tel qu’elle est présentée chez Josephson, n’appuie en tout cas pas son hypothèse selon laquelle les chercheurs qui allaient en Arctique étaient surtout ceux qui voulaient fuir Moscou et chercher refuge en Arctique.

Cet exemple montre que dans sa présentation de l’histoire de l’Arctique, Josephson pratique une distribution claire des rôles : le pouvoir central est celui qui essaie de dominer et de conquérir l’Arctique, alors que les scientifiques sont ceux qui essaient de comprendre la nature et qui sont opprimés par l’Etat. Dans Red Cloud at Dawn, Gordin contredit cette argumentation en montrant une autre image des scientifiques soviétiques. Selon lui, les scientifiques ne sont pas ceux qui étaient seulement opprimés par l’Etat et qui étaient forcés à participer à la militarisation, mais ils coopéraient également avec le pouvoir et travaillaient même volontairement pour l’Etat soviétique. Leur crainte première n’était pas Staline, mais les Etats-Unis :

When we find traces of Soviet physicists examining the moral justification of their weapons work, we see that Stalin occupied a very small place in their reasoning and the Americans a massive one.

Gordin ajoute encore une citation du physicien nucléaire soviétique, Vasilii Emelianov, pour prouver son hyptohèse. Dans ce passage, le scientifique soviétique essaie de justifier son travail sur la bombe nucléaire en faisant référence à sa propre conviction de l’époque : « We thought that this was necessary, that was our internal conviction ».

Josephson et Grodin présentent donc des images diamétralement opposées. Dans le premier cas, les scientifiques sont ceux qui sont soit opposés au pouvoir, soit soumis par la force à Moscou – dans le deuxième cas, les scientifiques collaborent avec le pouvoir sans le remettre réellement en question, tout en restant dans une perspective de guerre froide. Alors que Gordin justifie son interprétation en se référant à des extraits concrets, écrits par les scientifiques eux-mêmes, Josephson ne donne pas d’exemples biographiques qui pourraient consolider sa théorie. Ce manque d’exemples concrets – qui est surtout étonnant dans la mesure où s’appuie habituellement sur des biographies – peut provoquer chez le lecteur l’impression d’une « stéréotypisation ».

La destruction de l’environnement

Quand le premier ministre canadien, Pierre Trudeau arrive en 1971 à Norilsk, une ville industrielle située au nord du cercle polaire, il est impressionné par le complexe industriel qu’il désigne comme un des huit miracles du monde et il constate avec dépit qu’il n’y avait aucune zone industrielle comparable à celle de Norilsk au Canada. Dans cet éloge de Norilsk, le premier ministre canadien passe par contre sous silence que cette ville était (et est actuellement) une des plus polluée au monde. Encore aujourd’hui, l’espérance de vie y est de dix ans à quinze ans inférieurs à la moyenne nationale (65 ans).

L’industrialisation rapide avait des conséquences désastreuses pour l’écosystème fragile du Nord. Cette destruction de la nature est thématisée dans les travaux de McCannon, Josephson et Bruno – les chercheurs aboutissent par contre à des conclusions différentes en ce qui concerne les raisons de cette pollution. Dans A History of the Arctic, McCannon fait d’abord une comparaison de la pollution produite par les Etats-Unis et l’URSS. Il constate que les deux pays ont beaucoup nuit à l’écosystème dans le Grand Nord. Il mentionne par exemple le A-test américain, une explosion nucléaire souterraine qui avait provoqué un tremblement de terre de 7.0 sur l’échelle de Richter et causé la mort de deux milles loutres dans la mer de Bering. Par contre, McCannon souligne que la pollution américaine n’était rien comparée à celle que l’URSS avait produite sur son territoire.

Pourquoi l’URSS polluait-elle beaucoup plus que les autres nations dans le Grand Nord ? Josephson remet la faute sur le système communiste. En parlant d’un « Marxist industrial imperative », il distingue le système communiste du système de libre marché et déclare le communisme coupable d’une industrialisation agressive et polluante. Andy Bruno, se référant spécifiquement à Josephson, remet cette argumentation en question. En effet, Bruno est d’avis que le système politique de l’Union soviétique n’est pas la cause profonde d’une telle pollution :

It was not the unchanging character of command economies, the competitive rapaciousness of capitalism, or the disempowerment of an environmentally concerned citizenry in an authoritarian regime that alone scarred the beautiful surroundings. A clash between the long-term privileging of economic expansion and the contextual troubles of a discrete historical moment more specifically helped turn the territory around the nickel smelters into a polluted hell.

Pour prouver son hypothèse, Bruno se réfère également à la ville de Norilsk. Il constate que c’est seulement à partir des années 70 que les usines de cette région commençaient à se transformer « from typical heavy polluters to especially egregious ones ». Ce changement dans les années soixante-dix était dû au fait que l’URSS n’arrivait pas à s’adapter à la globalisation du système économique. A cause de la mauvaise situation financière et de son incapacité à renoncer à la primauté de la production sur la protection, l’Union soviétique restait au même niveau technique pendant des dizaines d’années en réduisant son activité à l’extraction de plus en plus intense des ressources. Ainsi, selon l’argumentation de Bruno, c’est cette stagnation qui a provoqué la grande pollution. Le système communiste et le système capitaliste ne se distingueraient donc pas selon leur rapport à la nature : tous les deux mettent la priorité sur l’extraction des ressources, plutôt que sur la protection de l’environnement. Ce qui distingue les deux systèmes, c’est que l’URSS ne parvenait pas à s’adapter à la globalisation.

Alors que Josephson généralise le système communiste en le stigmatisant comme un pouvoir politique qui ne se soucie nullement de la nature, Bruno montre que le rapport entre le pouvoir soviétique et la nature a traversé différentes périodes en parallèle avec celles de l’Occident :

In each phase of its history, the Kola nickel industry interacted withdisparate trends in the global economy and pursued distinctive approaches to environmental stewardship. When it first took off in the mid-1930s, the nickel sector embraced autarky along with the familiar social and ecological pathologies of Stalinism. Then, in the era around World War II, the industry shifted to making munitions out of excavated earth for the ake of assisting the Soviet military. During the first decades of the Cold War, it pursued extensive growth common in Europe and the United States […]. Pollution reached critical levels in the 1970s and 1980s as the state-owned Kola nickel plants struggled to adapt to the challenges posed by economic globalization.

Ces différentes interprétations de Josephson et Bruno sont de bons exemples pour l’historiographie qui s’intéresse au système communiste en général. Alors que certains comprennent le communisme comme l’antipode du capitalisme ; d’autres rapprochent les deux systèmes en insistant sur leurs similitudes. Les deux interprétations ont leur légitimité, mais ce qui manque à l’argumentation de Josephson, ce sont des exemples concrets. Au lieu d’approfondir sa thèse, il reste à la surface des choses, sans faire de distinction entre les années staliniennes et les années soixante-dix et quatre-vingt, comme le font Bruno et McCannon.

« Climate, distance, low population densities, difficulties in securing adequate resources of capital and labor – all of these things made Arctic endeavors exceptional ». Par cette énumération, Josephson souligne les particularités de l’Arctique comme zone géographique, technologique, politique et militaire exceptionnelle. Dans son ouvrage, Josephson ne fait par contre pas preuve de ce rôle exceptionnel de l’Arctique. Au contraire, il présente l’histoire du Grand Nord seulement sous l’angle d’une soumission et d’une conquête forcée par le gouvernement communiste. Une telle interprétation de l’histoire pourrait aussi se prêter à beaucoup d’autres régions non-arctiques en URSS.

Andy Bruno s’éloigne clairement de cette vision qui essaie de tout expliquer à travers le stalinisme. En effet, il montre dans son ouvrage The Nature of Soviet Power que l’industrialisation de l’Arctique en URSS ressemblait à bien des égards à celle des pays capitalistes.

A ces deux visions s’ajoute celle de Paul McCannon qui propose en quelque sorte un compromis de ces deux perspectives. McCannon ne défend ni l’hypothèse d’une conquête agressive soviétique de l’Arctique à la manière de Josephson, ni le point de vue opposé de Bruno. En fait, McCannon reste souvent fidèle à un style s’apparentant au reportage, ce qui évite une prise de position et qui met en avant des faits concrets sans les interpréter. Bien que cette neutralité forcée ait l’avantage de ne pas tomber dans une « stéréotypisation » et d’éviter une présentation trop simpliste des enjeux en Arctique, elle a pour conséquence que certaines questions importantes ne trouvent pas de réponse. Ainsi, la comparaison des différentes puissances arctiques, à laquelle McCannon procède dans son ouvrage, soulève forcément la question de savoir pourquoi l’URSS avait davantage participé à polluer l’Arctique pendant les années soixante-dix et quatre-vingt que les autres puissances occidentales dans le Nord. Alors que Bruno et Josephson prennent position sur cette question, McCannon se contente de citer les chiffres, en se gardant de mentionner les raisons de cette pollution excessive…

 

 

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