Eric Aunoble a commencé ses recherches sur l’Ukraine soviétique dans les années 1990 en préparant une thèse de doctorat sur les communes comme forme d’utopies révolutionnaires. Ce travail, concrétisé par la publication d’un livre, est aujourd’hui poursuivi et développé selon trois axes : la dynamique des conflits liés à la période révolutionnaire et à ses répercussions (y compris en France); l’élaboration d’une culture soviétique ; les rapports sociaux dans l’Ukraine des années 1920-1930. Ces recherches lui ont permis de se rendre régulièrement en Ukraine pour y travailler aux archives
Interview réalisé par Valérie Geneux à Genève, le 11 janvier 2018.
Saakachvili, ancien président de Géorgie et à la tête du parti politique d’opposition au président ukrainien P. Porochenko, a été condamné à trois ans de prison pour « abus de pouvoir » par le tribunal géorgien et a aussi été accusé d’avoir voulu «prendre le pouvoir par la force» lors de récentes manifestations anticorruption en Ukraine puis a finalement été libéré en décembre 2017. Les tensions entre P. Porochenko et M. Saakachvili mettent en lumière un problème de fond sur la corruption et la lutte contre cette dernière en Ukraine ainsi que sur l’assise du président ukrainien. Les espoirs du Maidan pour une Ukraine sans corruption ont ils été vains ? La lutte entre P. Porochenko et M. Saakachvili ne serait-elle qu’un « écran de fumée » ?
Que la lutte contre la corruption ait été un des points fondamentaux qui a lancé le Maidan est certain. S’agit-il de l’enjeu de la lutte entre M. Saakachvili et P. Porochenko, je n’en suis pas persuadé. Je pense plutôt qu’il est question d’un argument de M. Saakachvili contre P. Porochenko car il est devenu évident que le régime de ce dernier est quasiment aussi corrompu que le régime précédent à cette différence près : P. Porochenko était déjà riche avant d’arriver au pouvoir alors que V. Ianoukovitch s’est beaucoup enrichi en étant au pouvoir.
Ensuite M. Saakachvili va utiliser cet argument contre P. Porochenko. Je ne sais pas si cela fait de M. Saakachvili un véritable chevalier blanc ; le mauvais souvenir qu’il semble avoir laissé en Géorgie tendrait à prouver que ce n’est pas aussi évident qu’il n’y paraît.
Quant à la corruption, le problème est endémique depuis l’éclatement de l’URSS. Ce n’est pas une spécificité ukrainienne, ce problème touchant toutes les ex-républiques soviétiques. En effet, il y a eu un changement de système tellement énorme et brutal, laissant largement les anciennes élites au pouvoir en changeant simplement de mode d’administration et de type de rapport avec la population.
La corruption est un principe fondamental dans le contrôle des ressources et dans le contrat social entre la population et les élites. Je m’explique : dans des pays qui se sont énormément appauvris, si vous enlevez la corruption, il ne reste plus grand chose pour empêcher la colère et le mécontentement d’exploser. Paradoxalement, la corruption provoque de la colère mais, en même temps, c’est par elle que les gens peuvent espérer obtenir un certain nombre de choses qu’ils ne pourraient absolument pas obtenir dans un système efficient. D’autre part, la corruption est aussi utile pour ceux qui ont le pouvoir et peuvent monnayer leurs services.
C’est là qu’il faudrait un changement d’une autre ampleur. Dans le cas de la Russie, le fait que ce soit un État fort camoufle un peu les choses sauf que je ne suis pas forcément convaincu que la corruption soit moins développée en Russie qu’en Ukraine.
Le problème en Ukraine, et depuis au moins la Révolution orange, est que les élites dirigeantes ne sont pas forcément d’accord entre elles. La corruption apparaît d’autant plus évidente que chaque clan va être prêt à dénoncer la corruption du clan adverse.
La guerre dans le Donbass, initiée en 2014 et opposant des forces séparatistes et gouvernementales, n’a toujours pas trouvé de fin, oscillant entre période d’accalmie et regain de violences. Qu’en est-il de la situation actuelle en janvier 2018 ? Face aux résultats en demi teinte des négociations de Minsk II, un renforcement logistique militaire menée par Kiev paraîtrait probable, y-a-t-il d’autres alternatives ou sommes nous déjà dans un conflit dit « gelé »?
Je constate qu’il est relativement gelé même si il y a des regains de tension. Concernant ces derniers, je n’ai pas d’explication aux phénomènes mais je constate qu’ils ont toujours lieu aux mois de décembre et de janvier. Les accords de Minsk II avaient été signés en février après une première recrudescence de la crise. L’année suivante, il y a eu un nouveau regain de tension exactement à la même période. Actuellement, nous sommes en train d’assister au même phénomène. Cependant je souhaiterais souligner que personne n’a tous les éléments en main pour analyser la situation et moi encore moins que d’autres.
Néanmoins, j’ai l’impression que la situation s’est aggravée par rapport aux deux ou trois années précédentes même s’il y a eu un signe positif au mois de décembre lors de l’échange de prisonniers qui ne s’était pas produit depuis plusieurs années.
En ce qui concerne les éléments inquiétants, ces tous derniers temps, je mentionnerai le retrait des représentants de l’armée russe d’un organisme de coordination et de surveillance du cessez-le-feu. Par ailleurs, l’armée ukrainienne s’est visiblement totalement réorganisée depuis le début de la guerre ce qui semble assez logique d’une manière générale.
La nouveauté est que du côté américain il y a eu la promesse de livrer des armes à l’Ukraine. Cette promesse engendrerait la poursuite de l’internationalisation du conflit ; ce qui est globalement une mauvaise nouvelle.
Face à ce conflit qui s’inscrit dans la durée, une véritable économie de guerre voit le jour : l’Ukraine bénéficie désormais des livraisons d’armes létales américaines depuis décembre 2017 ainsi que de la levée du blocus canadien sur la vente d’armes instauré depuis 1991. Pensez-vous qu’il y aura une escalade du conflit se traduisant par une plus grande participation des États-Unis et du Canada ? S’agit-il d’une démonstration politique anti russe menée par les Nord-Américains combinée à une politique économique ? D’autres pays exportateurs d’armes pourraient-ils être intéressés par ce nouveau marché et y prendre part ?
Les Américains ont-ils effectivement déjà commencé à livrer des armes ? Car entre les déclarations et les actes il y a toujours une certaine distance, y compris dans le domaine de l’aide économique : si nous prenons en compte les déclarations d’aide qui ont été faites à l’Ukraine et ce qui a été réellement versé, les Ukrainiens auraient beaucoup plus d’argent à l’heure actuelle.
Pour les armes ce n’est pas parce que cela a été dit que cela a été fait. D’autant plus que cela a été promis par Donald Trump et qu’il a l’air d’être particulièrement bon pour les déclarations tonitruantes mais qui ne sont pas toujours suivies des faits. Concernant les Canadiens, il faut prendre en compte la problématique de la présence d’une très importante communauté d’origine ukrainienne au Canada. Ensuite, à ma connaissance, il n’a été question que de livraisons de petits matériels et non de livraisons d’armes lourdes.
J’aimerais aussi ajouter que cela est vrai des deux côtés car l’intervention russe est patente. Néanmoins les belligérants en sont restés, jusqu’à présent, à l’exception de l’épisode du missile contre l’avion de ligne Malaysia Airline, à l’utilisation d’armes extrêmement classiques tel que le type d’armes que l’on utilisait durant la Seconde guerre mondiale à savoir: bombardements, des armes qui ressemblent plus à des roquettes qu’à des missiles, des armes légères, des tanks, etc. Et sur ce terrain là, la puissance économique, mais aussi militaire, de la Russie est beaucoup plus importante que celle de l’Ukraine. Cependant, il semblerait que l’Ukraine a réadapté sa production tout en sachant que son outil de production est hérité des mêmes infrastructures soviétiques que l’outil de production militaire russe.
Pour l’instant, je n’ai pas l’impression que l’on se batte essentiellement avec des armes étrangères. Ces dernières restent, à ma connaissance, des armes légères ou des armes moyennes. Mais nous ne sommes pas dans un changement de l’échelle du conflit en fonction de l’armement utilisé.
Si Kiev menait une opération par la force de reconquête des territoires de l’Est du pays, cela mettrait-il en péril sa place et sa crédibilité sur la scène internationale ?
Si Kiev n’est pas suivi par les autres grandes puissances, cela empêchera toute reconquête. Les États-Unis peuvent peut-être supporter Kiev par goût de la bravade mais je vois mal les Européens soutenir un gros effort de guerre ukrainien au-delà des mots. Même au niveau des mots, la ligne officielle en Europe se contente d’affirmer que la paix est mieux que la guerre – (ce qui est loin d’être faux, mais ne change rien). Néanmoins, il y a une espèce d’attente que les choses se résolvent par elles-mêmes.
Durant toute la période active du conflit, d’avril 2014 jusqu’aux seconds accords de Minsk en février 2015, quand les Ukrainiens reprenaient la contre offensive, il y avait, d’un seul coup, un petit miracle du côté séparatiste, réalisé vraisemblablement par l’apport de matériel et d’hommes de Russie, qui engendrait un renversement dans le rapport de force se traduisant par une offensive ukrainienne qui patinait.
Diplomatiquement, je pense que cela serait un peu compliqué et que militairement une contre-offensive aurait peu de chances de réussir. Il pourrait s’agir d’un geste politique de la part des dirigeants de Kiev, ce qui est possible dans la mesure ou comme le pouvoir est très décrédibilisé, il n’est jamais à exclure le cas où un pouvoir faible essaye une aventure militaire pour se redonner du crédit tout en essayant de mobiliser la population.
Mais, selon moi, cela serait risqué au niveau diplomatique et presque suicidaire au niveau militaire. Cependant ce n’est pas parce que cette dernière affirmation est vraie que cela ne sera pas fait. J’avance ce propos car j’avais le même type d’argument en avril 2014 pour dire qu’on avait peu de chance d’aller vers une annexion de la Crimée et encore moins de probabilité pour qu’on aille vers une guerre civile en Ukraine. La suite a prouvé que je m’étais trompé.
Pour finir, il est aisé de constater que les événements qui se déroulent sur le territoire ukrainien sont d’une importance majeure pour l’Ukraine dans son processus d’intégration européenne, notamment dans sa volonté de devenir membre de l’Union européenne. Or, les médias ne relatent que peu l’actualité ukrainienne. Quel est l’intérêt, dans le cas de l’Ukraine, de diffuser une information de qualité et de faire connaître au grand public les enjeux qui s’y jouent ? Y-a-t-il une différence entre les médias ukrainiens et occidentaux dans la façon de relayer l’information et l’actualité ukrainienne ? Les informations rapportées par les médias sont-elles suffisamment développées et bien expliquées pour que le grand public puisse saisir les problématiques qui s’y déroulent ?
Avant toute chose, à propos de l’intégration européenne de l’Ukraine, je crois que plus personne n’y croit. Il n’a jamais été question, du côté européen, d’intégration de l’Ukraine. L’accord d’association était une façon de dire poliment « on veut bien que vous vous rapprochiez mais on ne veut pas de vous dans l’Union européenne ».
Actuellement, politiquement, il est impossible de vendre l’intégration de l’Ukraine aux populations européennes. Je pense que les gouvernements n’en n’ont absolument pas envie. L’avantage de la situation actuelle pour l’Ukraine est, qu’au moins, elle va éviter ce qu’a connu la Turquie pendant facilement 10 ou 15 ans ; à savoir que tout le monde affirmait officiellement une volonté d’intégration tout en trouvant une raison pour la rediscuter et la repousser. Dans le cas de l’Ukraine, il est clair qu’il n’y a pas de volonté d’intégration du côté de l’Union européenne. Ce qui rend la situation des gouvernants ukrainiens très inconfortable dans la mesure où ils ont essayé de promouvoir cet argument auprès de la population.
Et c’est pour cela d’ailleurs que l’obtention du régime sans visa était si importante. V. Ianoukovitch l’avait déjà visé en son temps : la seule intégration européenne positive qui soit concevable pour les habitants de l’Ukraine est la liberté de circuler dans l’Union européenne sans être obligé de donner une quantité de justificatifs pour obtenir un visa de 15 jours.
Concernant l’information donnée sur l’Ukraine en Occident, cette dernière est, toujours conditionnée par des enjeux strictement nationaux. Au moment du Maidan puis du début de la guerre, il y a eu une couverture de presse qui valait ce qu’elle valait mais qui était assez importante. Maintenant, dans la mesure où il s’agit d’un conflit gelé, cela n’intéresse plus personne.
Sur la différence de traitement, les médias occidentaux au moment du Maidan ont été majoritairement très favorables au Maidan et se sont précipités pour analyser les événements en terme de pro-russe/pro-ukrainien. Ce n’était sans doute pas le meilleur service à rendre aux Ukrainiens car cela concourait à renforcer des lignes de fractures. Le conflit semblait alors inévitable dans la mesure où on l’expliquait comme cela.
Actuellement, ce qui remonte sont toutes les affaires de corruption et le fait que le pouvoir ukrainien n’est guère plus reluisant maintenant qu’il était à l’époque de V. Ianoukovitch ou trois ans après la Révolution orange ou encore sous L. Koutchma. Ce qui est une réalité.
En Ukraine, tout le monde parle de la corruption y compris les journaux mais il y a aussi une propagande de guerre qui semble assez logique vu que le pays est en guerre. Il y a donc une pression dans un sens patriotique sinon nationaliste. Cette ambiance, le lecteur occidental n’en est pas forcément conscient. Mais l’on ne se rend pas compte en Europe occidentale de la réalité d’un pays en guerre : cela ne veut pas dire qu’il y a du sang partout et que l’on entend les coups de canon à Kiev. Néanmoins, il y a cet impératif patriotique omniprésent qui explique, entre autre, la présence massive dans l’espace public de l’extrême droite nationaliste quand bien même il n’y a pas énormément de gens qui votent pour elle.