La lettre de Tbilissi

La Géorgie… pays aux montagnes somptueuses, pays de la reine Tamar et du poète Chota Roustaveli, pays de vins millénaires, pays de Cocagne, chargé d’histoire et de légendes…

Lorsque Dieu partagea le monde pour chaque peuple, les Géorgiens arrivèrent en retard. Dieu leur demanda quelle était la raison de leur retard. Les Géorgiens racontèrent qu’ils avaient fait une halte en chemin pour boire le vin et glorifier le Seigneur. Dieu fut si satisfait de leur réponse qu’Il décida de leur offrir l’endroit qu’Il s’était réservé pour Lui-même.

Le paradis dont fait allusion cette légende n’est pas au rendez-vous à mon arrivée. Alors que nous parcourons les routes sombres et encore vides de Tbilissi à 6h du matin, un drôle de sentiment commence à m’envahir. Le temps et l’espace semblent pétrifiés. Les vieux bâtiments en béton délabrés et grisâtres, datant de l’époque soviétique, contrastent avec les quelques buildings luxueux et modernes, dont les vitres reflètent insolemment les premiers rayons de soleil. Des habits sont suspendus, livides, de part et d’autre des balcons, abandonnés au vent glacial. Des chiens errants, apeurés et fantomatiques, traversent en trombe la route en rasant l’asphalte et se dissimulent dans l’ombre. Des carcasses de voitures oubliées attendent d’être débarrassées. Les débris de verre, les sacs plastiques, les mégots, les bouteilles en plastique, Sprite et Coca-Cola, jonchent le sol, inertes. Les quelques véhicules que nous croisons crachent une épaisse bouillie grise qui envahit notre voiture souffreteuse. Nous zigzaguons entre les trous et les bosses du chemin ; mon oncle a l’habitude. Me voilà de retour dans ma ville natale.

Moukhiani, Tbilissi

L’une des premières choses qu’on entend sur la Géorgie, c’est que le pays est en « pause », les habitants ont l’impression que rien n’avance. La Géorgie est figée quelque part entre l’ère du numérique et le moyen-âge, alors que cohabitent ces deux univers temporels. Dans certaines régions du pays, les paysans labourent encore les champs avec une charrue tirée par un cheval. À Tbilissi, nombreux sont ceux qui économisent pour avoir l’iPhone X en mains ou des chaussures de marque, mais les salaires (toujours trop bas pour le coût de la vie en constante augmentation, malgré les efforts pour augmenter les revenus et lutter contre le chômage) sont versés un jour et disparaissent dans les dettes le jour suivant. Heureusement, si vous connaissez bien le vendeur dans la boutique du coin, il pourra vous faire une ardoise et vous aurez de quoi nourrir votre famille. La facture sera remise au mois prochain. Ou alors, un membre de la famille se trouvant à l’étranger, en Europe, en Russie, en Turquie ou aux États-Unis, enverra peut-être son argent pour vous entretenir. Le gouvernement compte sûrement là-dessus. Il n’y a pas d’argent, mais ce n’est pas grave, les Géorgiens ne manquent pas d’humour. Curieusement, il y a toujours une réserve d’alcool en suffisance et presque tout le monde fume des cigarettes comme des pompiers. L’angoisse de la survie quotidienne est parfois noyée dans la vodka bon marché. Les inégalités sociales sont affligeantes. Ceux qui en ont les moyens n’hésitent pas à afficher l’opulence dans laquelle ils vivent de manière ostentatoire : vêtements de luxe, voitures haut de gamme (Mercedes-Benz, BMW, Audi), bijoux scintillants. Les autres regardent et s’émerveillent.

Tournoi de backgammon (à Batoumi)

Le programme au quotidien : jeux de carte, backgammon, ბირჟა (« birja », bien que cela puisse sembler grivois, je ne saurais comment traduire autrement que par « espace de glandouille », souvent en bas de la rue, où les hommes du quartier se réunissent pour philosopher de tout et de rien, et pour boire). Souvent de grands bavards, représentant l’un des métiers les plus répandus en Géorgie, les chauffeurs de taxi se font aussi leur propre birja quand ils sont en pause. Cela dit, je n’ai jamais eu besoin d’attendre plus de 3 minutes avant qu’un taxi disponible surgisse par hasard sur mon chemin. Sinon, on peut aussi monter dans les fameux « marchoutka », minibus à quinze places dépourvus de ceintures de sécurité. Dans les rues très fréquentées, les plus pauvres mendient ou vendent ce qu’ils peuvent dans des marchés informels. Dans le métro, j’ai vu un enfant distribuer des bougies au hasard, ou presque : j’ai remarqué qu’il avait essentiellement choisi des femmes. En repassant dans les rangs, il récupérait ses bougies et collectait les pièces des âmes charitables sans dire un seul mot.

Malgré tout cela, Tbilissi a bien des charmes. Les églises, les cathédrales, les forteresses, les bains, les statues de rois, les musées, le Mont Mtatsminda, le lac Tortue et l’anneau montagneux qui encercle la ville. Le tiers de la population géorgienne, 1.2 million d’habitants, peuple la capitale. Mais en dehors de Tbilissi, il y a tant à découvrir de la Géorgie et de ses habitants. J’ai fait le tour du pays de l’Adjarie (Batoumi) à la Mingrélie (Zougdidi), en passant par les régions de Gourie  (Ozourgueti) et d’Iméréthie (Koutaïssi), ainsi que de Racha (Ambrolauri) à la Kartlie intérieure (Gori).

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Lac de Tkibuli, Iméréthie

Il me reste encore à parcourir l’Est et le Sud du pays de Mtskheta à Kakhétie, de la Basse Kartlie à Samtskhe-Djavakhetie. Si chaque région a ses propres mystères, la pauvreté est une constante dans toute la Géorgie ; le capital humain est fragilisé ; la démographie baisse ; la population se concentre dans les quelques villes importantes ou fuit le pays. L’Europe a ouvert ses frontières avec la libéralisation des visas, permettant aux Géorgiens d’entrer librement dans l’espace Schengen pour une période de 90 jours tous les 180 jours. Mais les Géorgiens tentent de rester plus longtemps et enfreignent la loi. Les excès, les demandes d’asile et les crimes organisés ont forcé le ministre allemand de l’Intérieur, Thomas de Maizière, à annoncer que si les violations des règles de la libéralisation des visas ne cessaient pas, tout le mécanisme serait suspendu. Un pas en avant, un pas en arrière, les Géorgiens dansent sur un pied en essayant de tenir en équilibre. Alors, on cherche les coupables. Tantôt, les Géorgiens accusent l’ancien président Mikhaïl Saakachvili (2004-2013), tantôt la Russie ou l’Occident. Durant mon enquête, rares sont ceux qui m’ont répondu que les premiers responsables de la situation actuelle étaient les Géorgiens eux-mêmes.

Bibliothèque présidentielle Saakachvili en état de délabrement et laissée à l’abandon, à Tbilissi

De plus, la fracture générationnelle est tangible. Nous pouvons aisément constater que la volonté des jeunes de se tourner vers l’Europe ou les États-Unis fait face à un rejet accru de la part des personnes au-delà de la quarantaine se souvenant nostalgiquement de l’URSS. Il s’agit là d’une tendance générale, mais non essentielle. Il n’en est pas moins que l’incompréhension générationnelle est instaurée, de manière à déstabiliser davantage un éventuel mouvement vers un projet politique commun solide. À cela s’ajoutent le problème d’une démocratie hybride, un manque d’engagement des citoyens, un système éducatif peu convainquant, la « surmaternité » de parents se mariant trop jeunes, ainsi que le problème d’un racisme, d’une xénophobie et d’un conservatisme inquiétants.

En somme, en arrivant en Géorgie, j’ai découvert une société fragmentée, des individus sans ressources d’action, une capitale à double-face, mais aussi des gens formidables et courageux, prêts au partage même quand ils n’ont presque plus rien pour subsister, une humanité sans pareil et des paysages époustouflants. Mais je pense que les Géorgiens n’ont pas dit leur dernier mot. Ils ne doivent plus attendre que l’État contrôle le changement en faisant miroiter une croissance économique dont profitent principalement les plus aisés. Ce n’est pas le seul vecteur de progrès, la société civile est à consolider. Un dialogue avec le pouvoir peut s’installer à travers un système beaucoup plus démocratique. Les citoyens géorgiens en ont les capacités et le droit. Sans quoi, un jour, le peuple décidera peut-être d’en finir avec cette situation et de prendre une fois de plus son destin en main en se mobilisant pour une nouvelle révolution des Roses…

Nicolaï Tchetchelachvili devant le Samepo abano (Bain Royal)

 

La Géorgie en images (janvier – février 2018)

Moukhiani, Tbilissi

Maison de la culture en ruines à Shukhuti

 

Batoumi et la mer Noire
Niko Nikoladze, poète géorgien (statue à Poti)

 

Palais des Dadiani, à Zougdidi

Lac de Racha

Musée de Staline, à Gori

Église et Forteresse de Gori

Le Grand Caucase

Statue du roi Vakhtang Gorgasali et Église de Metekhi, à Tbilissi

Ambrolauri, à Racha
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