Opposition et contestation en Russie contemporaine à travers les ouvrages et recherches de Françoise Daucé : « Être opposant dans la Russie de Vladimir Poutine » et « Une paradoxale oppression », la remise en cause des stéréotypes.

Par Caroline Favre

Françoise Daucé est une sociologue actuellement directrice d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales (EHESS). En se basant pour la majorité de ses travaux sur des études de terrain, Françoise Daucé construit la plupart de ses recherches autour de la relation complexe entre la société civile et l’État en Russie contemporaine. C’est dans ce contexte qu’elle publie deux ouvrages : en 2013, Une paradoxale oppression, portant sur une période antérieure aux manifestations de l’hiver 2011/2012 et un deuxième ouvrage, publié en 2016, Être opposant dans la Russie de Vladimir Poutine. L’auteure y dresse un tableau complet et ambivalent de l’opposition en Russie contemporaine, qu’elle construit autour des manifestations de l’hiver 2011/2012 en Russie, appelées les manifestations « pour des élections honnêtes » qui, selon elle, marquent probablement « un avant et un après dans l’histoire de la politique du pays » [1].

Elle insiste sur le fait qu’il s’agit là de l’étude d’une minorité dans l’espace public russe, dont la visibilité devient toujours plus restreinte et sujette à une marginalisation qui prend des formes très variables.

Elle pose donc la question des moyens d’organisation collective dans un espace politique toujours plus fermé, les ressources utilisées et leurs alternatives face aux répressions, qu’elle qualifie de « systémiques ». Elle offre une analyse précise des différentes évolutions des formes de prise de parole politiques dans un monde ou « les classifications habituelles des échiquiers politiques occidentaux oscillant entre gauche et droite sont peu opérantes »[2]. En effet, forcés d’imaginer de nouvelles manières de penser en politique, les frontières deviennent de plus en plus poreuses et donnent naissance à des « hybridations idéologiques originales »[3], coalitions qui ne jouent pas toujours, nous le verrons, en faveur des différents groupes d’opposition.

En se faisant, elle veut nuancer l’idée, souvent transmise dans les médias internationaux, que le nouveau gouvernement russe se résume à un gouvernement répressif face à une société soumise et passive.

Ce compte-rendu se veut, principalement autour de ces deux ouvrages, dresser un tableau concis des différentes évolutions et alternatives développées par les deux acteurs au centre de cette analyse : le pouvoir et la société civile, ainsi que rendre compte de la remise en cause des stéréotypes portés sur la société civile en Russie dans ses relations avec l’État russe.

Alors que Françoise Daucé consacre, dans Une paradoxale oppression,

un chapitre voué à la compréhension de l’héritage tsariste puis soviétique de la société civile, elle s’attèle, dans son deuxième ouvrage, directement à une explication de l’échec des réformes démocratiques qui, couplées de difficultés économiques et sociales, discréditent rapidement le gouvernement de Boris Eltsine, « et avec lui, tous les projets qu’il portait : la démocratisation, le multipartisme, l’État de droit ».[4] Sans omettre « l’atomisation sociale » sous Staline, elle met en lumière les années 1960 et 1970, qu’elle considère comme une « référence historique importante pour comprendre la société civile dans la Russie contemporaine »[5] de par la coexistence d’organisations sociales officielles et d’une dissidence placée en précurseur des associations actuelles centrées sur la défense des droits de l’homme[6].

Bien que l’héritage soviétique soit important dans la compréhension du lien entre société civile et démocratie, elle mentionne déjà l’existence d’une « politique volontariste de construction d’une société civile par le haut ».

Une paradoxale oppression mentionne donc le développement insuffisant de la société civile, malgré la volonté de l’introduire dans le processus de démocratisation. L’existence d’un « espace associatif diversifié »[7] ne sembla, selon elle, pas suffire face à la crise de la transition vers l’économie de marché. En effet, Françoise Daucé mentionne une « faiblesse politique des associations »[8] couplée d’un détournement du militantisme civique tant les citoyens sont « empêtrés dans des difficultés quotidiennes de la thérapie de choc »[9] Très rapidement, aux affrontements armés s’ajoutent une méfiance croissante et un fatalisme à l’égard de la politique russe. Au terme des années 1990, on voit que déjà que la population russe s’éloigne rapidement de l’action politique et du militantisme, qui devient symbole « de la tromperie et de l’immoralisme »[10]. De ce discrédit des forces démocratiques nait un conservatisme dont Vladimir Poutine, arrivant au pouvoir dans les années 2000, pourra pleinement profiter. Ainsi, Vladimir Poutine, à la recherche de « nouveaux instruments rhétoriques justifiant la restauration d’un État fort »[11] , établit une nouvelle forme de gouvernement couplant à la fois des formes de domination héritées de la période soviétique, mais également des emprunts « au références démocratiques occidentales ».[12] Comme les nouveaux partis au début des années 1990, qui se positionnent selon leur rapport au passé,

Poutine arrive au pouvoir et se place très rapidement en opposition à l’échec des réformes démocratiques de B. Eltsine et s’impose directement comme main de fer à la tête de ce nouveau pays qu’est la Fédération de Russie.

C’est donc dans ce contexte d’instauration de « verticale du pouvoir » que le gouvernement de Vladimir Poutine met la société civile au centre de ces priorités. Bien que Françoise Daucé souligne un apparent décalage entre les discours sur la société civile et la mise en pratique concrète du gouvernement, elle souligne son caractère central dans la « réinterprétation des relations entre l’État et la société au nom d’un nouveau contrat social ».[13] Cependant, ce nouvel intérêt croissant pour la société civile au sein du pouvoir russe s’accompagne d’un comportement paradoxal, puisqu’il fait également face à des répressions croissantes à l’égard du monde associatif pour l’exclure de plus en plus du monde politique.

En effet, très rapidement, Vladimir Poutine se propose également comme dénonciateur des réformes libérales et comme promoteur « des valeurs russes traditionnelles : l’orthodoxie, la patrie et la famille »[14]. Ce renouveau patriotique centré autour du parti Russie Unie (fondé en 2001) trouvera rapidement un consensus politique et obtiendra rapidement la majorité des sièges à la Douma, ce qui marginalisera d’autant plus les partis libéraux et démocrates, qui sont rapidement exclus du jeu politique. Cependant, Françoise Daucé insiste sur le fait que cette réorganisation des influences politiques au sein de la Douma n’est pas « le simple résultat du libre jeu de la compétition électorale et du choix des électeurs »[15] mais s’accompagne d’un durcissement de la législation sur les partis politiques, qui laissent toujours moins de chance aux plus petites formations politiques, accompagné de suspicions de fraude électorale qui, bien qu’elles suscitent les critiques des autorités internationales (qui annulent rapidement leurs missions de vérification, faute de manque de coopération), éloignent encore plus la population de la participation électorale. En plus de s’appuyer sur la dénonciation du chaos des années Eltsine, le parti Russie Unie construit toute son identité autour d’un renouveau du patriotisme, catégorie « attrape-tout » qui envahit toutes les sphères de la vie publique puisqu’il devient très rapidement un « prérequis de toute discussion de nature politique ».[16] De chœur avec le patriarcat de l’Église orthodoxe, le parti communiste « se félicite du tournant conservateur du pouvoir qui passe par une réhabilitation du passé soviétique, voire de Staline»[17]. Ce resserrement idéologique autour des valeurs traditionnelles oblige l’opposition à explorer de nouvelles alternatives, soit teintées d’un patriotisme peu convaincu afin d’échapper à l’accusation de « traîtres de la cause nationale »[18], soit vers de nouvelles formes d’actions et reconfigurations idéologiques pour échapper aux diverses contraintes législatives. Finalement, Françoise Daucé insiste sur le fait que ces nouveaux modes d’actions donnent rapidement naissance à des « hybridations militantes et idéologiques » pour lutter contre un système qui se ferme progressivement à partir de 2008, année de « déposition » du (ironiquement) dit « brevet du « tandem » russe – l’alternance Poutine/Medvedev, je suis président, tu es premier ministre et vice-versa »[19]. Finalement, les modalités de ces reconfigurations, parmi lesquelles figurent l’usage de la violence, les barrières électorales, financières et administratives modifieront rapidement le paysage politique et oppositionnel russe.

Dès le début des années 2000 cependant, Françoise Daucé relève, dans son ouvrage Une paradoxale oppression toute une série de paradoxes entourant la nouvelle manière de gouverner qui fait suite à l’avènement de Vladimir Poutine.

En effet, elle mentionne une volonté de renforcer la société civile comme point central du nouveau « programme » politique de Vladimir Poutine, qui se manifeste à travers plusieurs modifications structurelles. Les premières réactions aux manifestations sont, dans un premier temps, d’ordre répressives et dans un deuxième temps, à vocation d’encadrement légal plus étroit.

Parallèlement à cela, on constate une volonté de créer le rapprochement entre la société civile et le pouvoir par « la création de nouvelles institutions de représentation de la société civile auprès du pouvoir, présentées comme autant d’outils de coopération entre l’État et les acteurs sociaux »[20].

Ce paradoxe, qui naît dans la Russie des années 2000, va caractériser l’intégralité du monde associatif russe jusqu’aux manifestations de l’hiver 2011/2012. Françoise Daucé mentionne donc deux volets de la politique russe. Un volet qu’elle nomme « coercitif » et un volet « incitatif » qu’elle met en avant pour contrer le lieu commun qui présente l’État russe comme « un État répressif qui contraint une société civile faible et soumise »[21]. En effet, dans ses deux ouvrages, Françoise Daucé s’attèle à nuancer ces deux « stéréotypes », auxquels la Russie est souvent réduite dans les médias.

Le volet incitatif de la politique gouvernementale à l’égard des associations comprend toute une série de programmes de financements étatiques dont elle mentionne la complexité. Ces programmes de financements suscitent souvent la méfiance des associations et des académiciens, qui peuvent y voir « des leviers nouveaux d’influence sur la société civile »[22] voire même « un instrument supplémentaire de contrôle du monde associatif dans le cadre de la démocratie souveraine »[23]. Elle propose donc d’y porter un regard critique. Cependant, les différentes associations, en fonction des motifs de leurs mobilisation, portent un regard différent sur ces financements. Les défenseurs des droits de l’homme sont ceux qui apportent une critique plus poussée de ces divers financements. Eleanor Bindman, académicienne anglo-saxonne, propose dans son article « The state, civil society and social rights in contemporary Russia », une critique plus nuancée. En effet, elle s’arrête plus particulièrement, dans son article, sur les organisations non-gouvernementales à vocation « sociale », qui sont directement impliquées dans la provision de services sociaux.

Elle souligne le caractère complexe des relations entre l’État et ces associations, qui ne doivent pas être réduite à la conception dualiste opposant l’État et la société civile. En effet, elle mentionne dans un premier temps que pour beaucoup, l’existence d’une association à buts sociaux dépend en grande partie des financements étatiques.

Certains mentionnent également le caractère indispensable de cette collaboration avec l’État pour atteindre leurs buts. Cette nécessité d’une collaboration avec l’État est cependant toujours empreinte d’un certain criticisme, plus particulièrement après la loi sur les « agents de l’étranger » (2012), qui empêchent les associations de diversifier leurs apports financiers.[24] Il en est cependant différent en ce qui concerne les associations non-gouvernementales qui se battent pour le respect des droits humains. Ces associations ont en effet une relation avec l’État beaucoup plus marquée par la violence et basée sur la confrontation[25], comme le souligne Françoise Daucé dans son ouvrage Une paradoxale oppression. Cette catégorie d’associations, issues pour la plupart de la dissidence qui émerge pendant les années 1970, « œuvre en Russie en dépit des menaces qui pèsent sur elles »[26]. Dans une conception qualifiée d’ « occidentale »,

c’est à elles et à elles seules, que se résume la société civile en Russie.[27]

Cependant, ici également, les relations ne s’appliquent pas au simple schéma oppositionnel et sont marquées par une quantité de relations informelles, que ce soit entre les différents membres des associations ou avec l’État, relations qui se formaliseront progressivement pendant les années 2000,[28] en même temps qu’apparaîtra le nouvel encadrement légal de la société civile russe.

Dans ce contexte, il est également important de prendre en compte la thèse proposée par Carine Clément dans son article Mobilisations citoyennes en Russie. Le quotidien au cœur des protestations, puisqu’elle mentionne également la part importante qu’occupent les manifestations « grassrots » issues des problèmes « inscrits dans le monde du proche et du quotidien»[29], souvent réduites à l’expression « not in my backyard » (NIMBY) et tient à souligner leur impact en s’opposant aux processus de généralisation dont elles sont victimes. Elle souligne justement le fait que « la racine de la mobilisation se situe là, en bas, dans l’ordinaire, le concret, le quotidien routinier bousculé, ne signifie pas qu’elle ne peut pas atteindre d’autres sphères, d’intérêts plus généraux, de valeurs plus universelles, de pratiques plus solidaires. »[30] Pour illustrer ses propos, elle donne les exemples du mouvement social issu de la monétisation des avantages sociaux, dans lequel un micro-conflit prend une dimension nationale et crée un mouvement qui intègrera les partis politiques et fera émerger des leaders. Elle mentionne également le mouvement de Kaliningrad en 2010, qui s’organise dans la même dynamique et parvient à une réappropriation du pouvoir par en bas. Ainsi, ces deux mouvements ont permis, dans les deux cas, d’aboutir à un changement.

En clair, selon elle, « les mouvements sociaux, apparemment plus « matérialistes » et plus réticents à s’afficher dans « l’opposition », contiendraient un potentiel politique plus important. »[31]

Ainsi, on voit donc que le développement de la société civile n’est pas uniquement lié à des initiatives du pouvoir visant à remodeler les relations entre cette dernière et l’État.

En effet, dans le contexte d’une amélioration de la situation économique des années 2000 et de mobilisation patriotique du côté du pouvoir, Françoise Daucé mentionne également, dans son deuxième ouvrage, une situation qui permet une politisation par le bas et une diversification des revendications, « allant de préservation des acquis sociaux à la protection de l’environnement »[32].

Autour de ces nouvelles revendications s’allieront rapidement une multitude d’acteurs hétérogènes, constituant une « constellation politique improbable »[33]. Selon Françoise Daucé, ce nouveau savoir-faire constitue une rupture avec les pratiques antérieures et est à l’origine d’une réaction répressive des forces de l’ordre. Elle date ce tournant à 2005, alors que la monétisation des prestations sociales provoque une solidarité née autour d’un mécontentement collectif issu de problématiques de la vie quotidienne, et non plus du monde politique, ainsi qu’une série de protestations « par en bas » qui touchent des domaines de plus en plus diversifiés.

Malgré une apparente coalition autour d’un mécontentement commun, Françoise Daucé soulève tout de même une opposition plus clivante entre les partisans du nationalisme et les défenseurs des droits de l’homme, qui « restent relativement isolés dans la société russe »[34] et font également preuve de méfiance envers ces nouvelles coalitions improbables, regroupant socialistes et nationalistes.

La naissance de mouvements xénophobes, ainsi que des discriminations à l’égard de la communauté LGBT sont, selon Françoise Daucé, les questions qui « cristallisent le plus les tensions entre défense des droits humains et repli traditionaliste »[35]. La coalition « l’Autre Russie » donne ainsi naissance aux « Marches de désaccord », dont la volonté apolitique donne également naissance à une coalition de mouvances parfois opposées et suscite la méfiance des partis traditionnels. C’est pourtant ces nouvelles formes de « faire la politique » qui deviennent de plus en plus courantes en Russie et qui forgent le nouveau paysage de l’opposition russe. L’apparition d’une « culture de la protestation »[36] éloignée des structures traditionnelles fait usage d’humour et de dérision, qui renoue avec l’utilisation qui en avait été faite « dans la déconstruction de la domination soviétique »[37] . En effet, l’humour comme outil de contestation avait déjà fait ses preuves pendant la période soviétique, puisqu’il apparaissait même comme une forme « d’humour autorisé » critiquant le nouveau contrat social, comme par exemple celui apparaissant dans le journal « Dikobraz » à la veille du Printemps de Prague. Cette inventivité va cependant rapidement donner naissance à toute une législation qui, à partir du milieu des années 2000, viendra encadrer cette nouvelle « culture de la manifestation » (et le droit de manifester, qui en sera fortement réduit), ainsi qu’à une répression. Rapidement, l’opposition se trouve dans l’impossibilité de manifester sans risquer l’arrestation, qui devient de plus en plus systématique. L’addition de portiques et de détecteurs à l’espace autorisé des manifestations ajoute une barrière physique entre l’action contestataire et l’espace public et décourage les citoyens moins engagés.[38] Ces « atteintes systémiques à la liberté de manifester »[39] font parfois l’objet de recours internationaux, rares puisque longs et coûteux, qui ne sanctionnent que par des amendes sans modifier le fond de la politique de l’État.

Ces nouvelles dynamiques profiteront rapidement, dès le début des années 2000, du développement d’internet, que Françoise Daucé aborde dans son plus récent ouvrage.

L’espace public, restreint dans sa formation concrète, s’élargira rapidement à l’espace ouvert par le web, qui n’est pas sujet à des politiques de contrôle jusqu’en 2012.

Les médias, au même titre que les anciennes entreprises d’État, sont sujets à la privatisation et tombent rapidement dans les mains d’acheteurs intéressés. De ce fait, « les grands journaux d’information de peuvent plus être des tribunes pour l’action politique » [40] et les rares journaux qui ont réussi à garder leur indépendance (par des financement étrangers, privés ou par le biais d’abonnements) subissent des pressions de toutes sortes ; allant même parfois (voire souvent) jusqu’à se manifester par des violences extrêmes, au vu des nombreux assassinats de journalistes de plus en plus fréquents tout au long de la dernière décennie.

Dans ce contexte, Internet, qui constitue rapidement un des derniers espaces de discussion démocratique, se manifeste comme « un instrument de communication nouveau, favorisant l’expression de la critique et la montée en puissance d’acteurs dotés de capacités d’expression publique ».[41]

Françoise Daucé soulèvent cependant plusieurs paradoxes de cette nouvelle démocratie connectée. D’une part, Internet, qui donne naissance à de nombreux médias qui gagnent leur indépendance éditoriale (gazeta.ru ; strana.ru) et contribuent à la création d’une démocratie « participative »[42] et favorisent également la création de nouveaux « entre-soi réunissant des friends partageant les mêmes opinions et les mêmes références culturelles »[43]. Ainsi, au même titre que les barrières et portiques lors des manifestations, le web limite rapidement l’insertion de ces nouveaux débats dans la société russe en général. D’autre part, ce formidable outil peut aussi rapidement se transformer « en un outil puissant de contrôle des populations »[44] à la fois par l’État (Roskomnadzor), mais également de manière « panoptique »[45], tout comme il peut être utilisé comme « moteur de l’économie et de la compétitivité »[46] pour une économie sans cesse à la recherche de nouveaux moyens pour se développer. Rapidement, les diverses organisations de surveillance du web sont soupçonnées d’établir un encadrement politique du web, en vertu de la moralité, du respect de la décence et de la protection des enfants.[47] Très rapidement, les citoyens vont devoir partir à la recherche de nouvelles stratégies de contournement pour échapper à une répression pour le plus souvent arbitraire (loi sur le contenu « extrémiste ») face à ce nouveau potentiel coercitif et disciplinaire du web.

Les manifestations de 2011/2012 bénéficient donc des nouvelles formes de faire de la politique qui apparaissent dans l’espace public russe face aux limitations toujours plus grandes du droit de manifester que du développement d’internet. Tout comme les manifestations qui sévissent en Russie depuis 2005, les manifestations de 2011/2012 regroupent « des mouvances très fluides et hétérogènes, unies par un consensus négatif contre le régime plutôt que par un programme politique commun. »[48] et constituent une « cohésion improbable » sans ambition de remettre en cause « les fondements de l’ordre social »[49]. L’auteure relève également le caractère hybride (politique et culturel) du mouvement qui illustre cette nouvelle manière d’aborder la politique et qui voit s’alterner toute une palette de représentants de l’espace public (classe créative, médias, monde du spectacle, écrivains,…) et « transforme les modalités de l’action protestataire »[50]. A nouveau, les manifestants se trouvent forcés d’opérer à l’intérieur de cet « entre-soi » mentionné plus haut. Les manifestants – rassemblés autour de la couleur blanche – mettent en avant le caractère apolitique de leurs revendications et insistent sur le caractère pacifique de leur engagement. Les opposants, eux aussi, se positionnent donc rapidement en opposition aux répressions et aux violences systématiques à l’encontre de la société civile et considèrent toute perspective d’un affrontement comme inacceptable.[51] Elle souligne également le caractère double du développement d’internet, qui bien qu’il porte la manifestation, la fragmente également en une « multitude de manifestations individuelles du mécontentement » [52]– puisqu’internet favorise l’expression de toute une série de subjectivités individuelles, parallèlement à la création d’un entre-soi. Internet, dans le cadre des manifestations de l’hiver 2011/2012, aura également permis une répression plus ciblée des militants les plus populaires. En effet, l’élection de Vladimir Poutine et les répressions qui suivirent fragmentent rapidement le mouvement, déjà originellement hétérogène. L’absence d’un consensus politique et les fortes répressions qui, bien qu’en témoignant de l’importance des manifestations, conduisent rapidement à un déclin de la participation (à la politique en général), empêchent une institutionnalisation du mouvement.

Les retombées d’une telle mobilisation citoyenne prennent une dimension plus internationale à l’aube de la crise ukrainienne, qui fragmente encore cette opposition. En effet, « les arrangements idéologiques de circonstance qui avaient été élaborés dans la lutte contre la fraude électorale se défont sur la question ukrainienne »[53]. Françoise Daucé minimise l’impact de ce repli provisoire dans les combats locaux, qui, selon elle, ne suffit cependant pas à désarmer les répressions, qui sont de plus en plus personnalisées. De plus, elle souligne que, dans la pratique, le niveau local a ses limites puisqu’il ne peut « pas renverser les rapports de force de la politique institutionnelle »[54] Elle souligne également le paradoxe de la réélection de Vladimir Poutine qui s’accompagne d’une réforme partielle de la législation électorale qui, selon elle, serait « en théorie » favorable aux partis politiques, et qui s’accompagne de l’adoption de la loi sur les « agents de l’étranger » qui montre une radicalisation du comportement à l’égard de toutes les formes d’opposition. Cette nouvelle législation touche l’intégralité de la vie associative en Russie, qui tente à nouveau d’inventer des techniques de contournement (boykott), maintenant systématiques à la manière d’opérer des associations russes face à l’évolution de la législation. A ces contraintes s’ajoutent des campagnes et des poursuites de discrédit – qui se trouvent dans la majorité des cas dans l’incapacité de répondre aux accusations (souvent fausses) qui leurs sont faites. A nouveau, c’est sous le label « patriotique » qu’ils tentent de justifier leur motivation. Malgré les contours flous de l’acception du patriotisme d’État, il ne donne pas droit à la divergence et à la critique politique. La crise ukrainienne contribue donc à un resserrement autoritaire, mais accentue également les dissensions à l’interne même des partis. Les tensions, auparavant nationales, qui s’accompagnent d’une crise internationale et « les médias alternatifs qui s’étaient développés sur internet sont de plus en plus étroitement contrôlés » par une législation qui s’alourdit mais qui est également caractérisée par son imprécision. En effet, la loi sur les « contenus extrémistes » ne définit pas cette notion de manière claire et permet donc une certaine marge de manœuvre et d’arbitraire dans son application. Ce durcissement contribuera rapidement à une nette réduction du paysage d’information alternative en Russie, qui verra une grande partie des médias accusés, à titre exemplaire, de position extrémiste et sujet à de nombreuses autres pressions.

Face à toutes ces pressions (administratives, policières…), beaucoup font le choix d’un « exil intérieur »[55] qui se traduit par l’abandon total de l’activisme et de la vie politique, d’autres quittent même directement le pays, le plus souvent lorsqu’ils subissent des menaces à titre personnel. En résultat, les thèmes comme l’écologie et le patrimoine historique font partie des aires de repli de la société civile en Russie. Le paysage oppositionnel russe voit se diluer les revendications politiques en démarches de promotion de « pratiques culturelles et alternatives »[56] comme le végétarisme, le cyclisme ou le yoga. La culture et le patrimoine historique deviennent l’objet de nouveaux sites d’information qui placent alors ces nouvelles formes de diffusion d’un « nouvel humanisme »[57] comme moteurs de la réflexion et du changement sur le long terme.

Finalement, Françoise Daucé, après avoir dressé un tableau des évolutions de la vie politique du milieu oppositionnel russe, qui se distance progressivement, en vue du durcissement des différentes législations attachées soit au droit de manifester, soit à la surveillance de l’information, des formations politiques traditionnelles. Dans ses différentes recherches, elle lève le voile sur une vision floue de la société civile russe, qui est souvent réduite à de simples stéréotypes qui cachent la complexité de ses relations avec le pouvoir. Elle confronte la vision plutôt considérée comme occidentale d’une société russe passive à la réalité dévoilée par ses études de terrains au cœur même de la mouvante société civile russe. En effet, la société civile russe doit constamment faire preuve d’innovation et d’imagination pour inventer de nouvelles stratégies de contournement de la législation. Les nouveaux modes d’actions de la vie politique, qui se retirent peu à peu d’une grille de lecture partisane, se construisent autour d’une répression quasi-systématique de toutes les formes de contestation du régime en place, qui se base sur une législation qui laisse place à l’arbitraire et à la corruption. Cependant, bien que tout au long de son enquête, Françoise Daucé relève la présence d’un fatalisme et d’un retrait progressif de la politique, elle insiste sur le fait qu’il faut considérer ces nouvelles formes d’activisme « loin de la passivité, de l’anomie ou de la patience généralement attribuées à la société russe »[58] puisque selon elle, « l’affaiblissement des partis ne signifie toutefois pas la disparition de toute critique politique de la société »[59], les nouvelles formes d’action dans la société qui se développent en Russie font plutôt le choix de « se substituer à un État défaillant plutôt que se dresser contre lui »[60]. Ces nouvelles formes d’action sociale et civile témoignent donc au contraire de l’immense capacité d’innovation et d’adaptation dont fait preuve une société civile constamment sujette aux tribulations et aux nouvelles utilisations de la société civile faites par le pouvoir en place.

Bibliographie

  • Bindman, Eleanor. « The state, civil society and social rights in contemporary Russia », Europe-Asia studies, 67, 2, 2014.
  • Clément, Carine. Mobilisations citoyennes russes, le quotidien au cœur des protestations, La vie des idées.fr, décembre 2012.
  • Daucé, Françoise. Une paradoxale oppression. Le pouvoir et les associations en Russie, Paris, CNRS éditions, 2013.
  • Daucé Françoise. Être opposant dans la Russie de Vladimir Poutine, Lormont, Le bord de l’Eau, 2016.
  • Desert, Myriam. La société civile en Russie, Études 2014/5, p. 7-17.
  • Gratchev, Andreï. Le passé de la Russie est imprévisible. Journal de Bord d’un enfant du dégel, Paris, Alma éditeur, 2014.

[1] DAUCÉ Françoise. Être opposant dans la Russie de Vladimir Poutine, Lormont, Le bord de l’Eau, 2016, p. 7.

[2] Ibid., p.10.

[3] Ibid., p.11.

[4] Daucé, Françoise. 2016, p. 22.

[5] Daucé, Françoise. Une paradoxale oppression. Le pouvoir et les associations en Russie, Paris, CNRS éditions, 2013, p. 31.

[6] Idem.

[7] Idem.

[8] Ibid., p. 69.

[9] Idem.

[10] Daucé, Françoise. 2016, p. 26.

[11] Daucé, Françoise. 2013, p. 91.

[12] Idem.

[13] Daucé, Françoise. 2013, p. 92.

[14] Daucé, Françoise. 2016, p. 28.

[15] Ibid., p. 31.

[16] Ibid., p. 34.

[17] Ibid., p. 33.

[18] Daucé, Françoise. 2016, p. 35.

[19] Gratchev, Andreï. Le passé de la Russie est imprévisible. Journal de Bord d’un enfant du dégel, Paris, Alma éditeur, 2014, p. 41.

[20] Daucé, Françoise. 2013, p.101.

[21] Idem.

[22] Daucé, Françoise. 2013, p. 130.

[23] Ibid., p. 131.

[24] Bindman, Eleanor. p. 351.

[25] Idem.

[26] Daucé, Françoise. 2013, p. 141.

[27] Idem.

[28] Ibid., p. 169.

[29] Clément, Carine. Mobilisations citoyennes russes, le quotidien au cœur des protestations, La vie des idées.fr, décembre 2012, p. 9.

[30] Ibid. p. 3.

[31] Ibid. p. 9.

[32] Daucé, Françoise. 2016, p. 48.

[33] Ibid., p. 49.

[34] Ibid., p. 53.

[35] Ibid., p. 54.

[36] Ibid., p. 61.

[37] Ibid., p. 62.

[38] Daucé, Françoise. 2016, p. 65.

[39] Ibid., p. 66.

[40] Ibid., p. 73.

[41] Ibid., p. 77-78.

[42] Ibid., p. 78.

[43] Daucé, Françoise. 2016, p. 82.

[44] Ibid., p. 84.

[45] Ibid., p. 86.

[46] Idem.

[47] Ibid., p. 87.

[48] Ibid., p. 92.

[49] Idem.

[50] Ibid., p. 97.

[51] Daucé, Françoise. 2016, p. 100.

[52] Ibid., p. 107.

[53] Ibid., p. 109.

[54] Ibid., p. 120.

[55] Daucé, Françoise. 2016, p. 136.

[56] Ibid., p. 139.

[57] Ibid., p. 139.

[58] Daucé, Françoise. 2016, p. 142.

[59] Idem.

[60] Desert, Myriam. La société civile en Russie, Études 2014/5, p. 14.

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