Par Nikita Taranko Acosta
« L’UE est en crise alors que l’Europe entière est en déclin », « les manifestations y ont lieu sans cesse », « la permanente menace terroriste est partout », « l’UE est une marionnette des EEUU et de l’OTAN », « l’interminable crise des réfugiés devient ingérable et l’UE s’islamise à marche forcée » — tels sont les titres que nous pouvons trouver dans les médias russes aujourd’hui.
Dans la presse Suisse on lit que seulement deux pays européens recueillent plus de sujets positifs que négatifs à ce jour dans les médias russes, à savoir le Bélarus et la Suisse. En effet, d’après le journal Le Temps, la proportion qui correspond aux sujets positifs s’élève à 60% alors qu’environ 40% est réservée aux clichés négatifs. Il est clair que la propagande russe est en quelque sorte obligée à contrecarrer son homologue de l’Occident et de mener donc une guerre d’information contre ses adversaires occidentaux pour préserver l’apparence de l’ordre interne et rallier le peuple russe contre ses ennemis extérieurs (réels ou imaginaires). D’ailleurs, cette stratégie a toujours été employé depuis le début du XXIe siècle lorsque la Russie, dirigée par un nouveau leader plutôt charismatique, a senti le besoin et la volonté de revenir sur la scène internationale. Or, pourquoi la Suisse et le Bélarus sont toujours épargnés et beaucoup moins critiqués que la France, le Royaume Uni ou l’Allemagne (les États baltes, l’Ukraine et la Pologne étant des exemples de diabolisation extrême dont les raisons sont suffisamment connues et paraissent solides du point de vu de la Russie) ?
Si on analyse la situation du Bélarus, il paraît clair que c’est l’allié le plus loyal de la Russie depuis le démantèlement de l’URSS, même s’il est loin d’être le plus important au niveau économique ou de puissance (pas comparable avec le gigantesque Kazakhstan ou l’Azerbaïdjan, riche en ressources, ou encore l’Ukraine, jusqu’à récemment le principal pays de transit du gaz et du pétrole). Néanmoins, le rôle du Bélarus s’accroît lorsque l’on rentre dans le domaine de la géopolitique car c’est une région stratégique pour la Russie, un État tampon et en même la dernière fenêtre qu’elle lui reste vers l’Europe de l’Ouest et qu’elle ne peut en aucun cas se permettre de lâcher. De ce fait, il n’est pas surprenant que malgré des tensions sporadiques et de plus en plus fréquentes entre les deux États – généralement sur la question du gaz, les accords militaires ou douaniers ainsi que les projets de construction communs – , le ministre des Affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, tente toujours de rassurer le Bélarus rappelant que « c’est un pays frère que la Russie ne va jamais délaisser » en soulignant les progrès atteints conjointement dans de nombreux domaines comme l’État de l’Union (à ce jour une union presque complète dans toutes les sphères sauf l’union politique et monétaire), la CEI, l’Union eurasiatique, le Traité de la sécurité collective (OTSC), etc. Le président biélorusse utilise à peu près la même rhétorique et promet de ne pas trahir les intérêts russes « pour autant qu’ils ne contredisent pas les intérêts biélorusses », malgré ses récentes accusations concernant la politique impérialiste russe qui vise à monopoliser le commerce dans l’Union eurasiatique et imposer ses propres règles du jeu recourant au chantage économique. L’exemple le plus récent concerne l’embargo sur les produits laitiers biélorusses depuis le mois passé (l’exportation dont le Bélarus est très dépendant) et le rétablissement temporaire des contrôles douaniers prétendument en raison de la mauvaise qualité des exportations des marchandises biélorusses. « Ces actions ne seront pas ignorées, nous ne tolérerons pas cette attitude », a déclaré Alexandre Loukachenko.
D’un autre côté, et malgré les relativement bons portraits mutuels aux médias, les tensions ont augmenté ces dernières années et on constate une réduction d’information positive (mais toujours majoritaire) disséminée en Russie sur le Bélarus et vice-versa. Ainsi, on retrouve des avis négatifs dans la presse russe sur le décret numéro 3 au Bélarus qui oblige aux « parasites sociaux » de payer une taxe supplémentaire à l’État si ceux-ci ne travaillent pas. Cette accusation de la part de la Russie semble assez inappropriée et même hypocrite car celle-ci est aussi en train de considérer l’implémentation une mesure similaire depuis quelques années et espère en plus de se servir de l’expérience biélorusse, comme a été souligné à maintes reprises à la Douma. Or, on continue de retrouver dans la presse russe des avis tel que « Le Bélarus tire la Russie un siècle en arrière » ou « on ne veut pas des idées khroutcheviennes du leader biélorusse dans notre pays ».
En revanche, le Bélarus a répondu en février 2018 avec une sentence sans précédent. Trois journalistes pro-russes du pays ont été condamnés à 5 ans de prison pour avoir diffusé des contenus jugés trop antinationaux et biélorussophobes. Cet événement a choqué même les milieux nationalistes qui estiment pour la plupart que cette mesure fut absolument disproportionnée, sans mentionner la stupéfaction de la société civile et le reste des Biélorusses qui sont en général soit pro-russes soit neutres dans la mesure du possible. Cet acte semble encore plus démesuré d’autant que les journalistes, mais aussi les bloggeurs, biélorusses de tendance neutre ou pro-européenne sont systématiquement menacés et se trouvent davantage en danger depuis quelques mois lorsque les autorités ont commencé à s’intéresser aux « médias alternatifs » car elles ont compris que les médias officiels biélorusses deviennent de moins en moins crédibles et de plus en plus impopulaires. Par ailleurs, la Cour a reconnu dans certaines villes, comme à Pinsk, certains réseaux sociaux comme Facebook ainsi que la chaîne Youtube comme étant des médias étrangers, ce qui a entraîné des amendes pour les bloggeurs qui avaient diffusé leur contenu sur ces ressources qui n’ont jamais été considérés officiellement comme médias jusqu’à mars 2018. Le cas de Sergueï Petroukhine et Stepan Svetlov sont, en ce moment, les plus médiatisés car les deux activistes proposent du contenu hebdomadaire de qualité et qui aborde surtout les vrais problèmes des Biélorusses. Par conséquent, les deux bloggeurs sont jugés comme trop dangereux pour le régime qui a peur d’exposer la vérité sur la misère dans laquelle se trouve une partie substantielle de la population et subissent des pressions permanentes, ce qui leur a donné encore plus de popularité. D’autres bloggeurs ont osé suivre leur initiative. Cette situation risque d’entraîner un effet domino si un compromis n’est pas bientôt trouvé, ce qui devrait être à la base dans les intérêts du régime et notamment après les récents événements en Arménie, un risque que Loukachenko ne voudrait prendre.
Dans ce contexte troublant, il faut comprendre la mesure radicale envers les journalistes pro-russes comme un acte politique qui n’a rien à voir avec la sécurité nationale ni la ligne officielle du Gouvernement. C’est une façon de montrer à la Russie « la ligne rouge de propagande à ne pas franchir ». Cela n’empêche pourtant pas les deux États-alliés de continuer à coopérer pour aligner leurs propagandes respectives à un niveau élevé pour calmer les tensions à l’interne du bloc.
Quant à la Suisse, Le Temps explique que la Russie n’a pas autant de raisons de se préoccuper de ce pays et la propagande négative se limite à de micro-événements pour faire remarquer les catastrophes naturelles ou les affaires criminelles, ainsi que la corruption et les fréquentes manifestations, tout cela dans le but de donner une image d’un pays instable et imparfait. On voit que la Russie apprécie le rôle relativement neutre de la Suisse dans les affaires étrangères et son alignement relatif de sa politique extérieure avec celle de l’UE et des EEUU. En plus de constituer un marché important pour les investisseurs Russes, la Suisse est un marché qu’il vaut mieux conserver à long terme.
Concernant les autres pays européens, la rhétorique de la Russie est complètement différente car ils sont tous perçus comme des adversaires géopolitiques, notamment le Royaume Uni (ennemi historique et en plus l’allié le plus proche des EEUU) et la France, qui prône une vision assez antirusse, surtout depuis l’arrivée au pouvoir de Macron, ce qui explique que la plupart des nouvelles négatives concernent ce pays dont les actions affectent plus directement le sort de la Russie que celles du Royaume Uni, généralement moins impliqué dans les affaires européennes. Quant à l’Allemagne, elle incarne l’image de l’UE, donc les sujets diffusés vont aussi être plutôt négatifs, mais toujours moins virulents par rapport à la France due aux forts liens économiques et davantage d’intérêts partagés entre l’Allemagne et la Russie.
En somme, la guerre hybride, qui est un phénomène global, n’est guère une nouveauté pour l’Europe, mais on constate qu’il devient de plus en plus difficile de mener une propagande cohérente tant en Russie— et plus généralement dans l’UEEA— comme dans l’UE et sa sphère d’influence. L’une des raisons est sans aucun doute le fait que le Monde est devenu multipolaire sur tous les plans (cela se voit même à l’échelle de l’Europe) et il est presque impossible aujourd’hui d’être ennemi ou allié avec toutes les parties en même temps. Quant aux exemples du Bélarus et de la Suisse, deux pays qui n’ont presque rien à voir, on observe clairement ce paradoxe où la Russie choisit un allié proche culturellement, linguistiquement et géographiquement même si cela lui coûte de plus en plus cher, et un partenaire économique durable mais politiquement opposé.