Nous avons fêté ce weekend les cent ans de la première déclaration d’indépendance de la Géorgie. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle fête les « cent ans de son indépendance ». Toutefois, tout le monde ne semble pas avoir pris la peine de saisir la nuance. En fait, la Géorgie ne totalise que 30 années d’indépendance (1918 – 1921 / 1991 – 2018). Nous découvrons pourtant ce genre de messages adressés à la Géorgie : « Happy 100 years of independence Georgia ! », alors que fusent les #Georgia100 sur Twitter. Dans le même temps, la population géorgienne, les médias et les discours politiques opèrent aussi ce raccourci. La nuance est-elle un luxe que ne s’offrent que paresseusement nos sociétés surconnectées et surinformées ?
Un bref aperçu historique s’impose. En printemps 1918, le front de l’Est cesse de préoccuper l’Allemagne. La Russie a été mise hors de combat et le traité de Brest-Litovsk a été signé par la délégation soviétique bolchevique le 3 mars 1918. Sur le front occidental, l’armée allemande gagne du terrain en France et les Alliés se trouvent temporairement en mauvaise posture. C’est alors qu’une nouvelle entité étatique se dessine sur la carte géopolitique au bord de la mer Noire…
Le 26 mai 1918, les leaders géorgiens, Noé Jordania et Noé Ramichvili, proclament la fin de l’éphémère République démocratique fédérative de Transcaucasie et l’indépendance de la Géorgie. Deux jours plus tard, détachés de facto de l’entité transcaucasienne (dont la capitale était Tiflis, en Géorgie), l’Arménie et l’Azerbaïdjan se déclarent également indépendantes. Cette série de déclarations d’indépendance n’aurait certainement pas eu lieu aussi promptement sans l’intérêt de l’Allemagne pour cette région durant la Première Guerre mondiale.
En effet, la Géorgie s’assure du soutien allemand, puis signe rapidement le traité de Poti le 28 mai 1918. Ce dernier garantit la protection de la Géorgie par les Allemands face à un espace soviétique perçu comme menaçant. De plus, le traité empêche l’Empire ottoman de gagner du terrain dans le Caucase suite à la déroute de l’armée russe. En contrepartie, l’Allemagne peut désormais se servir des ports, employer les voies ferrées et exploiter le manganèse de la mine de Tchiatoura (Géorgie). À partir du 8 juin 1918, les troupes du général von Kressenstein se trouvent sur place. Leur mission est d’acheminer le pétrole très prisé de Bakou (Azerbaïdjan) jusqu’à Batoumi (Géorgie) avant de lui faire prendre le large en direction de la Crimée. Les Britanniques réagissent de manière fulgurante. Des ressources aussi précieuses ne peuvent pas être abandonnées à l’armée allemande. La prise de Bakou en août 1918 par les troupes britanniques est parfois considérée parmi les épisodes les plus importants de la série de contre-attaques et de victoires alliées amorcées en juillet 1918 contre les Allemands.
Lorsque la guerre touche à sa fin, les Allemands abandonnent le Caucase et les deux grands voisins de la Géorgie, l’Empire russe et l’Empire ottoman, sont défaits. Cette situation géopolitique particulière offre à la Géorgie l’opportunité de consolider son indépendance. Mais cet espoir sera de courte durée, car la Géorgie est annexée moins de trois ans plus tard, le 25 février 1921, après une impitoyable invasion soviétique. La Géorgie demeurera soviétique durant 70 ans, jusqu’au 9 avril 1991, date à laquelle elle recouvre son indépendance.
Ainsi, la Géorgie ne fête pas son « centième anniversaire ». Le risque que génèrent le raccourci et le manque de nuance est celui de créer une confusion subtile dans la conscience collective géorgienne. Cela donne le sentiment d’appartenir à un État-nation « séculaire » et fait abstraction des longues années sous l’URSS. Sommes-nous en train de nous mettre des œillères face au passé soviétique et de prendre de la hauteur avec le passage – illusoire – d’un nouveau palier temporel ? Le mot « centième » donne-t-il plus de légitimé à l’existence d’un État géorgien ? Ces interrogations pourraient faire l’objet d’une thèse…
Quoi qu’il en soit, la « Fête de l’Indépendance » s’est déroulée dans les quatre coins du monde, en Ukraine, en Bulgarie, en Grèce et même en Égypte (un écran géant ayant été placé par l’ambassade géorgienne près des Pyramides de Gizeh). Dans cette heureuse effervescence, la Géorgie a reçu un vaste soutien de la part des différents États issus du feu « bloc de l’Est », hormis la Russie.
En outre, une Table ronde, intitulée « Coopération pour la prospérité : planification stratégique pour le prochain centenaire », a été organisée à Tbilissi. Le titre de cette Table ronde en dit long sur la volonté politique d’asseoir l’idée qu’un cap a été franchi et que commence désormais un nouveau centenaire. Cette réunion a regroupé de nombreux chefs d’État, présidents de Parlements et diplomates, tels que ceux de la Pologne, de l’Ukraine, de la Moldavie, de la Lettonie, de la Lituanie, de l’Estonie, de la Biélorussie, de la Finlande, mais aussi des représentants des États-Unis, du Royaume-Uni ou encore de la Turquie. Le Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, et le Ministre des Affaires étrangères de la France, Jean-Yves Le Drian, étaient aussi présents. Guiorgui Margvelachvili (président de la Géorgie), Andrzej Duda (président de la Pologne), Andry Parouby (président de la Rada ukrainienne) et Andrej Kiska (président de la Slovaquie) ont tenu des propos accusatoires contre la Russie, l’inculpant de freiner l’avancée des réformes en Géorgie et d’incarner une voisine « agressive ».
De surcroît, Guiorgui Kvirikachvili (Premier ministre géorgien) y a rappelé l’occupation de l’armée bolchevique en 1921 et a présenté l’entrée de la Géorgie dans l’OTAN comme une priorité : « Nous avons grand espoir qu’en 2021, lorsque cent ans se seront écoulés depuis le jour de l’occupation de l’Union soviétique, la Géorgie l’amorcera avec le statut effectif de membre de l’OTAN ». Kvirikachvili accuse doublement la Russie d’occuper le territoire géorgien, en rappelant que la Géorgie a d’abord été occupée en 1921 par l’armée bolchevique, puis en 2008 par l’armée russe qui continue actuellement à avoir une mainmise sur « 20% du territoire géorgien ». Il semble pourtant dangereux de confondre, ou plutôt de créer délibérément des liens entre les événements de février 1921 et ceux d’août 2008. Ce parallèle historique est pour le moins périlleux. Il ne s’agit ni du même contexte, ni des mêmes acteurs, et les conséquences pour la Géorgie sont bien différentes.
Le centenaire de la première déclaration d’indépendance de la Géorgie, un événement positif et chargé d’espoir, n’est donc pas épargné par un climat d’adversité. Bien qu’il existe de multiples raisons de tenir des propos accusatoires contre la Russie et ses actions en Abkhazie et en Ossétie du Sud, les discours prononcés à la Table ronde de ce samedi 26 mai 2018 témoignent d’une imprudence diplomatique.