Par Nikita Taranko Acosta
Le chef du Service de sécurité de l’Ukraine (SBU), Vasili Gritsak, a déclaré mercredi 30 mai 2018 que l’annonce de l’assassinat d’Arkadi Babtchenko, un journaliste d’opposition russe connu par son regard critique envers le régime en Russie, faisait partie d’une opération spéciale orchestrée par les services secrètes de l’Ukraine « afin de capturer son potentiel meurtrier et éviter une massacre ». Ainsi, le lendemain du supposé assassinat — une nouvelle qui a été largement propagée dans les médias et qui a suscité de vives réactions, très variées à l’international et même à l’ONU — le journaliste est apparu paradoxalement lors de la conférence de presse sur sa propre mort.
Pourtant, toute une série d’actions avaient été déjà entreprises dont de nombreuses déclarations par les représentants des organismes internationaux, chefs d’États, médias européens et observateurs indépendants le 29 mars 2018.
En effet, l’Ukraine n’a pas tardé à accuser la Russie de l’assassinat du journaliste. Selon Volodimir Groïsman, le Premier ministre d’Ukraine, « la machine totalitaire russe ne lui [Babtchenko] a pas pardonné son honnêteté et son intégrité. Un vrai ami de l’Ukraine, qui a dit au monde la vérité sur l’agression russe. Les tueurs doivent être punis ». De plus, Pavel Klimkin, le ministre ukrainien des Affaires étrangères a souligné que le Kremlin avait déjà eu recours à divers types de déstabilisation envers l’Ukraine, y compris des assassinats politiques.
D’autre part, la Russie a pris très au sérieux l’affaire de Babtchenko. « L’Ukraine est devenue un pays dangereux pour les journalistes car ils y sont tués, persécutés et emprisonnés pour des activités professionnelles », a déclaré le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov. Ainsi, le Conseil des Droits de l’Homme (CDH) du président de la Fédération de Russie a exprimé immédiatement son intention de lancer un appel à Lioudmila Denisova, Commissaire aux Droits de l’Homme à la Verkhovna Rada, afin d’enquêter sur la mort du journaliste russe.
« Nous souhaitons que l’enquête soit aussi complète et objective que possible, ouverte et compréhensible pour le public », a souligné le chef du CDH, Mikhail Fedotov. Et cela sans oublier la déclaration du représentant permanent de la Russie à l’ONU, Vasili Nebenzia, où il avait affirmé lors d’une réunion spéciale du Conseil de sécurité de l’ONU que l’Ukraine « trouverait sans doute une ‘trace russe’ dans le meurtre d’Arkadi Babtchenko. »
Par ailleurs, l’OSCE a aussi montré sa préoccupation lors de sa demande de mener immédiatement une enquête sur l’assassinat du journaliste. Le représentant de l’OSCE pour la liberté des médias, Arlem Desire, a écrit sur sa page Twitter : « C’est un message terrifiant qu’un journaliste russe bien connu, Arkadi Babtchenko, a été abattu chez lui à Kiev, j’invite les autorités ukrainiennes à mener immédiatement une enquête approfondie ».
Enfin, les ministres des Affaires étrangères des pays européens ont qualifié ce qui s’était passé à Kiev de « crime cruel » et ont exprimé leurs condoléances aux proches de la victime. En même temps, une action spontanée a été organisée à la mémoire de Babtchenko à Moscou sur le site du meurtre de l’opposant Boris Nemtsov, un endroit très symbolique pour la mémoire collective de l’opposition russe.
Or, les réactions les plus virulentes et controversées ont commencé à apparaître précisément le lendemain, lorsque la communauté internationale a appris la fabrication du cas par les services secrets ukrainiens. On a pu constater ainsi un grand nombre de manifestations réactionnaires.
Pour citer quelques exemples, le chef du ministère belge des Affaires étrangères, Didier Reinders, a critiqué « l’opération sous faux drapeau » du meurtre d’Arkadi Babtchenko en réitérant que l’on « ne traite pas de fausses nouvelles avec l’aide d’autres fausses nouvelles ». D’ailleurs, Linas Linkevičius, le Ministre des affaires étrangères lituanien, a constaté que ce type de fake news incitées par le haut était incompréhensible dans un État de droit et a affirmé que « la seule bonne nouvelle dans toute cette histoire est que le journaliste est vivant ».
Par ailleurs, plusieurs analystes estiment que l’imitation de l’assassinat d’Arkadi Babtchenko remet en question la confiance portée à Kiev et risque d’entrainer des conséquences négatives pour l’Ukraine. De plus, Oliver Carroll, le chroniqueur du journal britannique The Independent, est arrivé à la conclusion que le Kremlin jouit désormais d’un moyen efficace pour échapper à toute responsabilité à l’avenir qualifiant l’Ukraine d’instigatrice de fake news pour alimenter la propagande antirusse.
La Russie a, pour sa part, profité de l’occasion pour suggérer aux organisateurs de l’opération spéciale « se tourner vers les médecins et penser qu’il y quand même des sujets sur lesquels on ne peut pas rigoler ». Ce reproche fut appuyé par la déclaration d’Alfred Kokh, l’ancien vice-Premier ministre de la Russie, qui a fait remarquer que « Si le SBU ne présente pas de preuves réelles de l’implication des services spéciaux russes dans la préparation du meurtre, l’Ukraine aura plus à perdre qu’à gagner, il s’agit d’un jeu risqué ». Enfin, « le fait que l’effet de propagande ait été posé dans l’histoire est évident » a écrit sur Facebook la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova.
Néanmoins, le président de l’Ukraine Petro Porochenko est d’un avis différent. Il a félicité le service de sécurité de l’Ukraine pour la « brillante opération visant à sauver la vie du journaliste russe Arkadi Babtchenko ». D’ailleurs, le chef du SBU et le Ministre de l’intérieur (qui était aussi au courant de l’opération dès le début) ont réaffirmé lors d’un point de presse que ce sont les services spéciaux russes qui avaient ordonné le meurtre du journaliste russe et que c’est grâce au plan élaboré par le SBU qu’ils ont réussi à détenir l’organisateur du crime. Le procureur général de l’Ukraine, Yuri Loutsenko, a souligné de ce fait que l’auteur présumé du potentiel assassinat interpellé a décidé de coopérer avec les autorités ukrainiennes et qu’il participera désormais dans l’affaire pénale en tant que témoin. Quant à Babtchenko même, après s’être excusé pour « la douleur occasionnée à ces proches et la confusion générale », il a expliqué à la presse qu’il avait été informé des préparatifs d’une tentative d’attaque contre lui et que le SBU lui a conseillé de prendre part à l’opération secrète pour anticiper le crime.
En gros, le schéma pour mettre en œuvre le crime parfait consistait, d’après Vasili Gritsak, à recruter le citoyen ukrainien après lui avoir lavé le cerveau par le FSB russe en offrant une somme de 30 000 $ pour son ami (et 10 000 $ pour l’intermédiaire), retourné à Kiev après les combats dans le Donbass, comme récompense pour tuer le journaliste russe. Le chef du SBU a noté que le responsable du meurtre du journaliste prévoyait de quitter l’Ukraine à travers un pays tiers pour se cacher ensuite en Russie.
Au-delà de la justesse de cette hypothèse, qui pourrait être prouvée ou discréditée par une enquête complète dans les semaines à venir, plusieurs organisations ont tout de même montré leur méfiance envers cette façon de travailler. C’est surtout l’organisation internationale Reporters sans frontières qui a dénoncé vivement la « simulation regrettable » de l’assassinat du journaliste Arkadi Babtchenko jugeant cela comme un acte « regrettable et douloureux à l’origine d’une contrevérité », ce qui va à l’encontre des principes du journalisme transparent. La Fédération européenne des journalistes a aussi condamné cette « inacceptable manipulation de l’opinion publique » surtout à l’époque où l’UE est en train de lutter contre les fausses nouvelles. Il y a donc un risque que les journalistes se demanderont désormais à qui l’on peut faire confiance si même un journaliste « héroïque » s’avère être un « menteur », tandis que les autorités ont agi comme ses « complices secrets ».
Enfin, le dernier point controversé dans cette histoire concerne le rôle d’Arkadi Babtchenko. « Aujourd’hui, je félicite Arkadi pour son troisième anniversaire et je l’invite dans la salle », a prononcé Vasili Gritsak lors de ce que l’on a appelé après une « cérémonie de résurrection ». Mais qu’est-ce que ce « troisième anniversaire » veut-il dire ici ? Babtchenko a en fait publié un post sur Facebook un jour avant sa « mort » où il expliquait qu’il considérait le 29 mai 2018 comme son deuxième anniversaire en raison de l’accident qui avait eu lieu il y a quatre ans dans lequel le journaliste a été sauvé « par miracle ». Il ne restait plus de place dans l’hélicoptère qu’il devait prendre et qui allait ensuite s’écraser. Il a aussi écrit ce même jour sur Twitter que « les représentants autorisés du président [russe] publient ouvertement des propositions pour m’assassiner ». Ceux qui ont protesté contre l’opération des services spéciaux de l’Ukraine ont donc aussi exprimé dans les réseaux sociaux leur indignation non seulement sur la fausse annonce du meurtre dans les médias, mais aussi sur la volonté du journaliste « d’exacerber la situation psychologiquement et jouer sur les émotions ».
D’ailleurs, la première réaction d’Arkadi Babtchenko « ressuscité » fut en quelque sorte inattendue et frénétique. « Ces connards ne me verront pas mourir. J’ai promis de mourir à l’âge de 96 ans, après avoir dansé sur la tombe de Poutine et faire un « selfie » sur Abrams [Le char de combat américain de la troisième génération] à la rue Tverskaïa ». « Oh mon Dieu, j’en ai marre de mourir et ressusciter chaque 4 ans mais ça doit être mon destin », lit-on dans son poste sur Facebook. On constate ici sa vision assez russophobe, ce qui nous rappelle ses déclarations effectuées en 2016 lors de la catastrophe concernant l’avion TU-154 qui partait de Sotchi s’étant fait explosé. « Ai-je de la sympathie pour les 80 victimes russes de l’accident ? Pas du tout, je m’en fous ». Ce genre de déclarations ainsi que le rôle ambivalent joué lors de l’opération spéciale conjointement avec le SBU ont fait qu’une partie d’adeptes changent leur perception sur le journaliste jadis réputé par son courage et sa lutte acharnée pour exposer la vérité par des moyens légitimes suivant la bonne pratique journalistique.