Par Nikita Taranko Acosta
Le débat sur la base aérienne russe au Bélarus — presque oublié depuis 2015 lorsque Loukachenko a refusé la proposition russe reçue lors de l’apogée de la crise et la guerre civile en Ukraine — est revenu cette semaine avec plus de démagogie par rapport à la période précédant 2014.
Le Bélarus n’a pas encore prévu d’accueillir une base militaire russe, mais il pourrait envisager cette possibilité bientôt « si la Pologne accepte une présence militaire américaine permanente sur son territoire », a déclaré Vladimir Makeï, le ministre des Affaires étrangères biélorusse lors d’une conférence de presse qui a eu lieu le 31 mai 2018 à Bruxelles.
Pourtant, les autorités biélorusses souhaitent réduire les tensions dans la région et préfèrent maintenir de bonnes relations avec l’Occident et avec Moscou, tout du moins d’après la traditionnelle rhétorique ambivalente du président biélorusse craignant un « Euromaïdan » à Minsk et la reproduction du scénario de la Crimée à une échelle plus large dans la république la plus dépendante de la Russie sur les plans économique et culturel. Néanmoins, il semblerait que la construction d’une base militaire états-unienne en Pologne ne laisserait d’autre choix au Bélarus que d’adhérer complètement à la politique militaire russe car l’enjeu sécuritaire ressortirait au-delà des frontières nationales. D’autant que l’État de l’Union entre le Bélarus et la Russie ainsi que la participation à l’OTSC obligent en principe le pays à coopérer dans les domaines militaire et sécuritaire avec la Russie qu’elle que soit la volonté officielle du gouvernement. Or, cette coopération reste formellement définie dans les cas de guerre ou de menaces extrêmes, ce qui laisse une marge de manœuvre considérable dans les temps de paix et de relative stabilité, d’où la possibilité de mener une politique extérieure relativement « multi-vectorielle », un mot très utilisé par les représentants de la diplomatie biélorusse pour éviter de déplaire à un côté ou l’autre et d’être accusés, le cas échéant, de pro-russes, pro-européens ou encore de « non-alignés ». Ce dernier terme entraîne une connotation aussi péjorative que les autres laissant penser que le pays essaye de profiter de tous les voisins sans apporter une réelle preuve de loyauté, alors que l’idée est de prouver que l’État biélorusse souhaite avoir une collaboration mutuellement bénéfique avec tous les acteurs.
D’autre part, la Pologne a ses propres intérêts et ambitions. Il est vrai que dans le document officiel élaboré par le Ministère de la défense polonais on peut lire que la Pologne réitère son alliance complète avec les EEUU et souhaite approfondir sa coopération militaire au sein de l’OTAN pour avancer dans les intérêts et valeurs dits partagés et « de plus en plus menacés par l’interférence russe » dans les affaires européennes. Le pays souligne, de ce fait, le besoin urgent d’une base militaire états-unienne de préférence dans la partie orientale de la Pologne pour contrecarrer une attaque potentielle des forces de l’OTSC, qui seraient dirigées par l’armée russe. Grâce au portail d’information locale « Onet », on apprend que le Sejm, le parlement polonais, serait prêt à offrir une concession jusqu’à 2 milliards de dollars pour financer la création de cette base ou bien « d’autres installations militaires, médicales, ainsi que des écoles et des infrastructures sportives ayant pour but d’accueillir les soldats des EEUU et leurs familles ». On trouve dans l’annexe du document des cartes de la Pologne avec l’indication des possibles emplacements pour la base, les carrefours de transport ainsi que les installations militaires déjà existantes.
D’ailleurs, on retrouve aussi une carte qui met en exergue le prétendument dangereux scénario d’une possible attaque russe par le nord-est de la Pologne, en passant d’abord par le Bélarus et après par le sud de la Lituanie pour connecter de cette façon les forces russes à Kaliningrad et occuper une « position stratégique privilégiée » pour attaquer ensuite les États baltes.
Il faut souligner que cette « paranoïa » concernant une potentielle attaque russe n’est pas particulière à la Pologne mais très inhérente aussi aux pays baltes où le sentiment antirusse est également répandu et qui ont donc tendance à accroître leur coopération militaire avec les forces de l’OTAN réalisant davantage d’exercices militaires conjointement en pratiquant le « scénario défensif » en cas d’invasion russe.
Tout cela explique que la nouvelle sur le propos polonais d’établir une base états-unienne dans son territoire y ait été reçue d’une manière extrêmement positive. En effet, les Premiers ministres des États baltes ont immédiatement exprimé leur soutien à la volonté de la Pologne d’avoir une base militaire permanente des EEUU. Les chefs de gouvernements de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie se sont réunis à Tallinn pour en discuter et ils sont arrivés enfin à la conclusion unanime soulignant que la présence des États-Unis dans la région est fondamentale en ajoutant que l’unité des États-Unis et des pays baltes devrait être préservée de cette façon à long terme.
La Russie, pour sa part, a aussi saisi l’occasion pour instrumentaliser l’enjeu sécuritaire autour de ce scénario qui reste, malgré tout, assez improbable car le parlement polonais ni est unanime sur la question, ni ne dispose actuellement des fonds nécessaires pour financer un projet de telle ampleur. Le discours russe a dans ce contexte pour but de rallier son « petit frère » au projet de défense commune pour créer une base militaire au Bélarus qui pourrait garantir l’équilibre des forces dans la région et permettrait de donner une réponse efficace en cas d’une hypothétique attaque des forces de l’OTAN. Ainsi, menace réelle ou imaginaire, la Russie semble imiter avec aisance la stratégie de lobbying utilisée par la Pologne sauf que la pression émane du sens contraire ; c’est la puissance qui « demande » le feu vert pour un projet sécuritaire à la place d’un pays « menacé » qui demande d’aide à la première puissance militaire mondiale.
Quoi qu’il en soit, nombreux sont ceux qui estiment qu’il s’agit plutôt d’un jeu politique que des menaces militaires stricto sensu. La demande de soutien militaire par la Pologne — qui est membre pourtant de l’OTAN et jouit déjà de ce fait d’une présence rotative des forces états-uniennes, paraît être plutôt visée à attirer l’attention internationale et montrer à la France et l’Allemagne qu’elle a aussi sa propre politique extérieure indépendante de la ligne générale de l’Union Européenne (comme affirme fréquemment le souverainiste Andrzej Duda), juge le politologue biélorusse Alexandre Aliésine. Cet avis est partagé par le directeur de l’Institut de l’Europe de l’Est, Alexandre Pogorelski, qui considère que la Pologne essaye par ce moyen de réaffirmer sa loyauté envers les EEUU pour en tirer des bénéfices économiques, sans vraiment croire à une réelle réponse russe. Pourtant, comme a déclaré le porte-parole du président russe, Dmitri Peskov, « tout déploiement de bases militaires proche de nos frontières peut entraîner des conséquences ». Il a aussi rappelé que l’expansion des infrastructures de l’OTAN en Europe orientale ne peut pas contribuer en rien à la sécurité et à la stabilité du continent.
Il reste à voir si Minsk sera finalement poussé à agir et choisir définitivement un côté (ce serait sans aucun doute le côté russe) à cet égard ou si les menaces polonaises ne seraient qu’une fausse alarme à être ajoutée à la liste des initiatives écartées et vites reléguées au passé.
Document complémentaire à télécharger : Proposal for a U.S. Permanent Presence in Poland