Le casse-tête biélorusse

Par Nikita Taranko Acosta

Le 3 juillet 2018, comme chaque année depuis 1991, une célébration importante a eu lieu au Bélarus. Il s’agit du Jour de l’Indépendance, équivalent de la Fête nationale en Suisse ou en France. À l’occasion de cette fête si symbolique, environ 260 unités d’équipement militaire ont pris part au défilé dans la capitale, accompagnées par la chorégraphie des troupes conventionnelles et de l’aviation biélorusse, a fait savoir aux journalistes le général Vladimir Koulajine, commandant adjoint du commandement opérationnel du Nord-Ouest.

La nouveauté de cette année inclut notamment la participation des femmes militaires et des officiers de l’armée de la Chine, de plus en plus active dans le cadre de projets de collaboration militaire russo-biélorusses.

Vladimir Poutine n’a pas hésité à féliciter son homologue biélorusse pour cette commémoration qui remonte à l’année 1944 lorsque la ville de Minsk fut libérée de l’occupation nazie. « La libération de Minsk des envahisseurs nazis est devenue l’une des victoires les plus importantes qu’ont remportées nos pères et grands-pères dans les années de la Grande Guerre Patriotique. L’amitié fraternelle et l’assistance mutuelle qu’ils nous ont légués servent toujours de base fiable pour le développement des relations russo-biélorusses aujourd’hui », a-t-il déclaré.

Tout cela paraît du moins étrange après les événements du mois passé lorsque la délégation russe, avec le président russe en tête, s’était rendu à Minsk avec le motif de la célébration du sommet annuel de l’État de l’Union. En effet, plusieurs questions ont émergé tant au Bélarus qu’ en Russie à la suite de cette réunion.

Ainsi, en plus des préoccupations habituelles concernant les accords de collaboration, les contrôles douaniers ou l’espace de télécommunications commun, une nouvelle a particulièrement suscité l’intérêt de l’opinion publique dans les deux États. Il s’agit de la possibilité d’une union approfondie, voire complète (débat pourtant presque abandonné depuis 1996). Cependant, Alexandre Loukachenko — le président biélorusse — a déclaré, le 22 juin dernier, après la réunion privée avec son homologue russe, que « si nous ne tenons pas les prochaines années (…), nous serons obligés d’adhérer à un État fort pour ne pas être étouffés [par les ennemis géopolitiques]». Il a surtout averti du danger potentiel de déclencher une guerre à l’instar de l’Ukraine expliquant que la perte de la souveraineté serait moins grave que l’effondrement économique et le chaos sociopolitique que cela entraînerait. Évidemment, tous les Biélorusses ont compris de quel « État fort » il s’agit, surtout tenant compte du fait que cette déclaration a été effectuée après avoir rencontré Vladimir Poutine qui a quitté la Russie en pleine Coupe du Monde le jour où son pays jouait. Une décision certainement polémique aux yeux des patriotes russes et reçue non sans surprise même par le dirigeant biélorusse mais aussi par les dirigeants des États de la CEI et de l’UEEA.

Personne ne peut expliquer ce changement d’attitude inespéré de la part de Loukachenko qui a toujours défendu la souveraineté nationale se définissant lui-même comme son garant le plus ferme. Cela paraîssait logique étant donné que la souveraineté du pays permet au président d’exercer un pouvoir de plus en plus accru limitant de ce fait l’influence russe, celle de l’UE ou encore celle de la Chine. En même temps, cette pseudo-souveraineté (car toujours dépendante du soutien et des ressources russes) a encouragé un certain essor national accompagné par une timide revitalisation de la langue biélorusse, ce qui a réussi à la fois à inculquer un sentiment d’identité nationale biélorusse distincte — mais toujours moins profond que celui qui s’est produit en Ukraine — notamment chez les jeunes générations au cours des dernières décennies. Malgré le manque de sources et de données fiables pour expliquer la raison pour laquelle le président biélorusse a mentionné le possible scénario d’intégration, la presse russe et la presse libre (c’est-à-dire, les ressources alternatives en ligne) biélorusse n’ont pas tardé à spéculer sur la question. Il apparaît que les médias coïncident sur l’importance de la visite du président russe, qui aurait pu d’une manière ou d’une autre « convaincre » ou « menacer » son homologue biélorusse, ce qui expliquerait en partie la réaction postérieure de ce dernier. L’autre explication plus triviale concerne la croissante paranoïa de Loukachenko qui craint de perdre le pouvoir si une révolution avait lieu au Bélarus ou encore si la Russie tentait un coup pour mettre en place quelqu’un de plus loyal aux intérêts russes car la politique ambivalente de Loukachenko est souvent critiquée et davantage comparée avec celle de Ianoukovitch dans les médias russes.

D’autre part, il n’est pas sans intérêt d’évaluer l’opinion publique au Bélarus sur la question de la souveraineté et la possible intégration avec un autre État, notamment avec la Russie, ou avec une structure plus floue et moins contraignante comme l’UE. D’après l’enquête de l’Institut indépendant d’études socio-économiques et politiques (НИСЭПИ en russe) effectuée en 2003, la majorité des Biélorusses voteraient pour une intégration avec la Russie sur la base d’égalité des droits de tous les citoyens russes et biélorusses et sous la condition d’établir le Bélarus comme un district ou une république autonome à l’instar de la République du Tatarstan ou la République de Tchétchénie au sein de la Fédération de Russie. Il est aussi vrai qu’un tiers de Biélorusses se sont montrés indécis sur la question alors qu’un pourcentage significatif (autour de 25%) voteraient contre l’idée d’adhésion. De plus, les statistiques révèlent que ce seraient surtout les partisans de Loukachenko qui voteraient le plus pour l’intégration avec la Russie alors que ses opposants opteraient pour la plupart pour le maintien de la souveraineté. Par ailleurs, une question supplémentaire sur la possibilité de choisir entre l’absorption complète par la Russie et une fusion à partir du modèle de l’UE où la souveraineté serait partagée montre que la majorité des Biélorusses préféraient la deuxième option.

Pourtant, et ce qui est peut-être encore plus intéressant dans cette enquête, est que l’on observe aussi que la question sur l’adhésion du Bélarus à l’UE semble jouir d’un taux d’acceptation semblable au taux d’intégration avec la Russie.

D’ailleurs, le pourcentage des sondés favorables à un tel scénario est spécialement élevé parmi les opposants de Loukachenko alors que les défenseurs du gouvernement en place optent généralement pour le refus de cette hypothétique initiative.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que l’opinion publique aujourd’hui n’est pas la même qu’en 2003 lorsque les rapports entre les trois pays slaves orientaux (Russie, Bélarus et Ukraine) étaient de nature plus amicale (on parlait même d’une intégration paneuropéenne avec la Russie inclue à l’époque) alors que le nationalisme ne venait que commencer à se développer, notamment en Ukraine dont témoigne la révolution orange de 2004. En effet, grâce au succès des politiques sociales implantées sous les premières années de la présidence de Loukachenko, qui a su maîtriser le mécontentement populaire à travers une optique populiste et a réussi à sauver partiellement le système d’économie planifiée en protégeant les plus grandes entreprises du pays et évitant une vague de privatisations sauvages (comme cela était arrivé en Russie et en Ukraine), le soutien à l’intégration complète avec la Russie était notablement diminué au début des années 2000. D’ailleurs, les Biélorusses ont été tentés de rejoindre l’UE à plusieurs reprises, notamment après le succès de l’élargissement de 2004 où les pays voisins (les Pays baltes et la Pologne) ont enfin adhéré à l’UE. Néanmoins, cette vague d’europhilie a été écrasée, d’un côté, par la rigide politique de Loukachenko et la croissante dépendance des ressources et crédits russes et, de l’autre, par la crise financière de 2008 durant laquelle l’UE a perdu l’image de prestige tandis que l’économie biélorusse ne fut guère affectée en raison de son considérable isolement du marché européen (les échanges commerciaux étaient surtout dirigés vers le marché russe et la CEI en ces temps-là). Pourtant, les opposants du régime étaient aussi de plus en plus nombreux et virulents avec la gestion de la crise financière biélorusse interne de 2011 par le régime de Loukachenko. Le président biélorusse n’a pas voulu implanter des réformes économiques pour rendre l’économie biélorusse plus compétitive, mais a décidé, au contraire, de poursuivre avec la politique de nationalisation des capitaux finançant les dépenses publiques avec l’accumulation des dettes extérieures et en imprimant davantage de billets de roubles biélorusses, monnaie qui, par conséquent, perdait sa valeur à marches forcées et a été dévaluée plusieurs fois jusqu’au point de non-retour lorsque des nouveaux billets ont finalement parus après la dénomination la plus grande de l’histoire du pays (le taux de 1 : 10’000). En raison de cela, l’opinion publique avait à nouveau changé et devenue plus favorable à l’intégration avec l’UE en 2013, en partie due à la récupération économique de l’Union Européenne et aux quelques timides tentatives de rapprochement de celle-ci avec le Bélarus dans le cadre du dialogue de partenariat oriental.

De plus, à la suite des événements de 2014 en Ukraine, une partie des Biélorusses s’est montrée préoccupée par la possibilité d’être envahie et réintégrée à la Russie par la force, ce qui explique que l’image de l’UE est devenue encore plus positive car elle est désormais véritablement perçue comme alternative viable au projet russe par une importante partie de l’opinion publique (même si politiquement cela ne paraît pas possible dans un avenir proche). En même temps, si le scénario ukrainien a fait peur aux nationalistes biélorusses, il a aussi éveillé un sentiment de patriotisme panrusse chez une partie de la population biélorusse qui est toujours nostalgique de l’époque soviétique, ce qui explique aussi le croissant respect ou même admiration pour la personnalité de Vladimir Poutine, considéré comme un homme fort capable de remporter n’importe quel défi pour préserver la culture slave, la langue russe et l’orthodoxie.

Ainsi, d’après le sondage de 2016 effectué par le même Institut, 23,4% de Biélorusses seraient favorables à l’adhésion à l’UE alors que 24,8% seraient pour une union avec la Russie, le reste étant indécis ou contre toute idée d’intégration. Il paraît prudent de supposer que si le référendum avait lieu aujourd’hui, la société se montrerait assez divisée sur la question. Cependant, il semble probable que malgré le soutien significatif au projet d’intégration avec la Russie (autour de 30%) ou celui de l’adhésion à l’UE (autour de 30% aussi), le pourcentage favorable au maintien du statu quo serait légèrement plus élevé (autour de 40%) car c’est la voie la moins risquée aux yeux de la majorité des Biélorusses qui souhaitent pour la plupart une véritable neutralité pourtant impossible vu le panorama global et la dépendance économique de la Russie.

Enfin, après avoir analysé plusieurs possibilités, il est possible de conclure que les trois scénarios — l’union politique avec la Russie, l’adhésion à l’UE et le maintien du statu quo, c’est-à-dire de la souveraineté limitée — restent tout à fait possibles et dépendraient de la volonté tantôt politique comme populaire ainsi que des facteurs internes (notamment socioéconomiques) et des influences externes des blocs voisins.

Sources :

https://sputnik.by/politics/20180703/1036353416/putin-pozdravlenie-lukashenko-3-july.html

https://www.kp.by/daily/26850/3891887/

https://news.tut.by/society/594762.html

http://www.iiseps.org/?p=2945

https://tengrinews.kz/sng/lukashenko-zayavil-belarus-voyti-sostav-drugogo-gosudarstva-347293/

https://www.youtube.com/watch?v=tKSqwZUE0NU

https://www.quora.com/If-Belarus-held-a-referendum-to-join-Russia-or-Lithuania-and-Ukraine-what-would-be-the-results

http://www.iiseps.org/?p=3960&lang=en

 

 

 

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