Russie et États-Unis : le dégel ?

Par Nikita Taranko Acosta

Le lundi 16 juillet 2018 une rencontre historique a eu lieu dans la capitale finlandaise. Elle a duré plus de deux heures et a attiré environ 1500 journalistes venus de 60 pays et qui se sont rendus au palais présidentiel à Helsinki dans l’attente de l’issu des pourparlers. Les présidents russe et américain ont pu se rencontrer tête-à-tête dans une ambiance formelle mais décontractée, sans la présence de conseillers ni de journalistes, les interprètes étant les seuls accompagnants autorisés. Tout au cours des années de tension entre les EEUU et l’URSS, d’abord, et entre les EEUU et la Russie, ensuite, il semblerait que les relations russo-américaines ont beaucoup fluctué mais sont toujours restées plus ou moins antagoniques. Nonobstant, la politique imprévisible et populiste de Donald Trump, qui se définit comme un homme d’affaires devenu politicien — et non l’inverse — et qui souhaite remanier les rapports de forces dans le monde entier tout en privilégiant la grandeur et l’exceptionnalisme américain. Ainsi que la large expérience diplomatique de Vladimir Poutine qui souhaite faire remonter la Russie sur la scène internationale comme une superpuissance et pas seulement comme une puissance régionale, sans oublier le culte à sa personnalité qui devrait accompagner l’émergence d’une Russie forte et défiante, paraissent marquer un tournant paradoxalement positif plutôt qu’une simple fluctuation dans les relations bilatérales des deux puissances. D’ailleurs, le choix de la ville pour cette rencontre ne fut pas du tout aléatoire car Helsinki représente le pont entre le monde occidental, composé par les États membres de l’OTAN, et la Russie, ou, plus précisément, les États membres de l’OTSC.

En effet, la Finlande a été depuis longtemps obligée de rester neutre pour éviter un potentiel mécontentement russe ou de l’OTAN, alors qu’il est vrai que l’opinion publique a légèrement évoluée sur la question à la suite des évènements en Ukraine en 2014. Néanmoins, les parlementaires finlandais restent majoritairement opposés à une éventuelle adhésion de leur pays à l’OTAN. En plus, leur soutien à l’Organisation est diminué après les sanctions imposées à la Russie en 2014 et les contre-sanctions russes (le même scénario s’est répété en 2017).

Lors de la rencontre des deux chefs d’États, on constate une couverture médiatique exacerbée, notamment dans la presse occidentale. Nombreux sont les médias occidentaux qui offrent en effet une vision très critique, presque démagogique, soutenant que cette réunion n’aurait pas dû se produire ou du moins pas dans des circonstances quasi-clandestines où chaque président pourrait facilement prononcer un mot de plus, sans mentionner le cas contraire, c’est-à-dire le risque d’entamer un dialogue cordial qui permettrait peut-être un rapprochement personnel des deux chefs d’États censés être des concurrents sur le plan politique.

On peut souligner, au contraire, une façon positive, voire utopique, de présenter cette rencontre dans les médias russes qui ont fait l’éloge de la personnalité de Trump, expliquant que les deux hommes ont à la base « un potentiel d’amitié énorme que les instigateurs des idées antirusses empêchent de développer ». Les médias russes se sont surtout focalisés sur les déclarations du président russe lors de la conférence de presse qui a eu lieu à la suite de la réunion. Il est toutefois intéressant de mettre en exergue l’impression et les déclarations officielles de Poutine sur cette rencontre qu’il estime être un véritable succès.

Ainsi, le président russe, arrivé à la rencontre avec 50 minutes de retard, a répondu aux félicitations du président américain concernant l’organisation impeccable de la Coupe du monde de football en Russie remarquant qu’il est « grand temps d’aborder les vrais enjeux ».

D’après les déclarations, lors de la conférence de presse de chaque président et suivant les entretiens de Donald Trump et Vladimir Poutine au Fox News, de nombreux sujets furent effectivement traités lors des conversations privées. À partir des déclarations des deux chefs d’États (car aucune autre source n’est disponible), on peut repérer notamment les enjeux sécuritaires, économiques et énergétiques qui ont été à l’ordre du jour. Cependant, comme on l’a su plus tard, l’ingérence russe dans les élections aux EEUU, la crise ukrainienne et le conflit syrien ainsi que l’hégémonie commerciale de la Chine furent aussi abordés d’une manière exhaustive. Enfin, autre point central, qui n’a pas été délaissé, a été la coopération russo-américaine dans plusieurs domaines, notamment le terrorisme et les échanges commerciaux. En effet, le président russe a souligné que l’amélioration des relations économiques était indispensable et qu’elle serait la locomotive du rétablissement des relations bilatérales dans les autres sphères. Il a utilisé les statistiques pour illustrer le faible taux d’échanges commerciaux russo-américaines qui ne dépassait pas les 12 milliards d’euros, alors que le chiffre d’affaires représente autour de 100 milliards d’euros dans le cas de l’UE et 150 milliards d’euros pour la Chine. Le président Trump a donné raison à son homologue russe, d’après Poutine, et a confirmé qu’il allait faire tout ce qui était dans son pouvoir afin de développer les liens économiques entre les deux puissances qui ont plus à gagner qu’à perdre en travaillant ensemble au lieu d’approfondir une confrontation déjà aigüe, estime Vladimir Poutine.

Le chef de Kremlin a aussi expliqué que cette rencontre avec Donald Trump a été très productive des deux côtés car les deux hommes incarnant les deux États nucléaires les plus puissants ont réussi à se mettre d’accord sur l’essentiel en exprimant une volonté de réduire l’armement nucléaire (l’accord sur la réduction d’armement est valable jusqu’à 2021 et une prolongation semble probable) et restreindre son usage potentiel dans les États « problématiques » comme, par exemple, l’Iran ou la Corée du Nord. Néanmoins, Poutine a rappelé qu’il fallait travailler davantage dans la sécurité collective globale et ne pas encourager la repolarisation du monde avec l’élargissement des forces de l’OTAN à l’Est de l’Europe, ce qui représente une menace directe pour son pays et l’oblige à faire recours aux ripostes défensives. Il a ensuite cité l’exemple de l’Ukraine comme un possible scénario pour les autres États, candidats potentiels à l’adhésion « forcée » de l’OTAN. Toujours sur l’Ukraine, le président russe a affirmé avoir mentionné l’importance du projet de gazoduc Nord Stream II entre la Russie et l’Allemagne, ce que Donald Trump n’a apparemment pas apprécié selon son homologue russe. Poutine a toutefois proposé à l’Ukraine de récupérer une partie du transit de gaz si celle-ci est intéressée et décide de réviser sa politique extérieure, toujours négative envers la Russie (réajustement qui reste très improbable aujourd’hui). De plus, Vladimir Poutine a fait savoir que la Russie ne tolérerait plus une intrusion dans les affaires qui affectent la « communauté russophone » ou la « sphère d’influence immédiate » car c’est la volonté et l’obligation de la Russie de défendre ses intérêts « dans les limites du raisonnable ». Il a fait un commentaire pareil sur toute tentative d’isolement de la Russie imposé par les « ennemis de la paix » et que, le cas échéant, son pays n’hésiterait pas à prendre les mesures nécessaires et chercher d’autres partenaires fiables — c’est-à-dire, la Chine, concurrent naturel des EEUU et de l’UE (mais aussi dans une certaine mesure de la Russie, ce qui fait que la Chine ne soit qu’un allié de circonstance). Enfin, le président russe a fini son intervention en soulignant que son homologue est un partenaire « lumineux et talentueux ».

Quant aux déclarations analogues du président américain, elles ont été reçues avec beaucoup de dédain en Occident et furent jugées comme étant ambivalentes ou directement pro-russes, ce que lui a obligé de rectifier certaines affirmations quelques jours plus tard. Il s’agit notamment de sa déclaration concernant l’enquête de Robert Muller, conseilleur spécial des EEUU et ancien directeur de la FBI, sur l’interférence russe dans la campagne électorale de 2016. En effet, Donald Trump a jugé cette enquête comme un empêchement inutile qui n’améliore pas les rapports russo-américains déjà tendus. Il a raconté à plusieurs occasions que cette prétendue ingérence russe risque d’être le fruit de l’imagination de ses adversaires politiques tout en s’opposant aux accusations précipitées contre la Russie. Encore une fois, juste après la réunion avec Poutine, le président des EEUU a répété qu’il ne voyait aucune raison, et cela malgré l’avis des services secrets de son pays, de « supposer que l’intrusion russe avait eu lieu ». Il a dit que l’argument du président russe lui a paru assez convaincant et sincère, mais il a affirmé aussi que les services secrets des EEUU ne peuvent pas se tromper complètement. Bref, « la vérité est quelque part au milieu », a conclu Trump lors de la conférence de presse. Or, le jour suivant il a « confessé » à la presse qu’il voulait plutôt dire le contraire ; à savoir, qu’il n’y avait aucune raison de « supposer que l’intrusion russe n’avait pas eu lieu ». En même temps, Trump a publié sur Twitter qu’il avait « pleine confiance » dans les services secrets de son pays. « Néanmoins, on ne peut plus se centrer sur le passé, il nous faut construire un avenir radieux. En tant que deux puissances nucléaires les plus grandes, nous devons trouver une manière de travailler ensemble », a-t-il écrit dans son post.

Quoi qu’il en soit, le leader de la Maison Blanche semble avoir véritablement du respect pour son homologue russe. Il l’a qualifié, déjà l’année passée, d’« homme fort », tandis qu’en 2016 il s’était référé à lui comme un « leader dans une bien plus grande mesure que l’ancien président de notre pays [Obama]. Par ailleurs, Trump avait aussi félicité le président russe pour sa victoire électorale en mars de cette année, contrairement aux recommandations de ses conseillers. Il a enfin écrit un Tweet soutenant que « s’entendre avec la Russie et les autres est bon, ce n’est pas mauvais ».

Vladimir Poutine semble plus discret lors de commentaires sur la personnalité de son homologue américain, mais il a toutefois essayé de le défendre lors de la conférence de presse qui a suivi la réunion. Le président russe a expliqué de ce fait qu’il existe notamment aux États-Unis des « forces déstabilisatrices » dont l’objectif est de « sacrifier les relations russo-américaines à leurs ambitions de politique intérieure (…) ». Il a conclu sur cet aspect en remarquant qu’il s’est bien entendu avec Donald Trump et que cela a probablement dérangé les adversaires politiques de ce dernier. « Il ne faut pas transformer les relations entre la Russie et les États-Unis en otages de la lutte politique intérieure », a-t-il finalement prononcé.

D’autre part, Poutine a saisi l’occasion pour faire une proposition au procureur spécial Robert Muller en lui demandant d’envoyer à la Russie les copies de tous les documents pertinents sur l’éventuelle intervention russe dans les élections aux États-Unis. Le président russe a voulu faire comprendre que la Russie est prête à collaborer dans cette enquête et évaluer les preuves d’ingérence de ses hackers si celles-ci existent vraiment. Donald Trump a tout de suite approuvé cette suggestion avec éloge croyant toutefois « peu probable » que le procureur accepte, ce qui paraît logique vu la situation politique aux EEUU et l’avis de la communauté internationale sur cette question.

Or, malgré les critiques vivaces reçues généralement par la presse occidentale, Trump a surpris à nouveau avec son invitation lancée au président russe qu’il souhaite rencontrer en automne et, cette fois-ci, à Washington ! L’invitation a été officiellement faite le jeudi 19 juillet 2018, même si des discussions sur une possible visite de Poutine aux EEUU ont déjà eu lieu selon Sarah Sanders, porte-parole de la Maison Blanche.

Cette nouvelle a été évidemment perçue d’une manière négative par les EEUU où l’attitude dite pro-russe de Donald Trump semblait avoir fait déborder le vase aux yeux de ses opposants. On retrouve le meilleur exemple de stupéfaction chez le directeur du renseignement national aux EEUU, Dan Coats, qui n’a pas cru au début à cette nouvelle et a demandé à la commentatrice de NBC News de répéter l’information plusieurs fois, se moquant à la fin en disant avec ironie que ce serait un événement « très spécial ». Coats est en fait l’une des personnalités politiques les plus critiques à l’égard du comportement de Trump qu’il juge « arbitraire et irresponsable ». Finalement, en ce qui concerne les pourparlers des chefs d’États russe et américain, il a notamment accusé Trump de « secrétisme » ainsi que des relations trop amicales que celui-ci entretien avec son homologue russe.

En conclusion, le sort de cette réunion reste toujours incertain car les sujets à l’ordre du jour ont été abordés de façon confidentielle et les potentiels accords auxquels Trump et Poutine auraient pu arriver devrons subir un examen plus sophistiqué à la Maison Blanche et au Kremlin pour pouvoir être réellement implémentés, ce qui ne semble pas être une tâche facile dans l’immédiat. Néanmoins, Poutine et Trump se sont montrés satisfaits des résultats atteints et semblent assez optimistes sur l’amélioration des relations bilatérales, tout du moins en matière de coopération économique et sécuritaire. Chacun des présidents a qualifié les pourparlers comme une avancée dans le statu quo : « les relations entre nos pays n’ont jamais été si mauvaises. Mais il y a quatre heures cela a changé », a prononcé Trump, alors que Poutine a déclaré que « les relations actuelles nous rappellent de l’époque de la guerre froide, mais la rencontre d’aujourd’hui montre que ce n’est pas tard d’y changer quelque chose ».

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