Par Kevin Bonvin
L’Arménie est une nation plurimillénaire, mais elle n’a pu accéder à son indépendance nationale au sens moderne du terme que tardivement dans l’Histoire. Les Arméniens ont certes connu plusieurs représentations étatiques dans leur histoire, tel le royaume antique d’Arménie, tombé sous la coupe des Sassanides en 428, ou le royaume arménien de Cilicie, qui existe du XIe au XIVe siècle, mais dans le cadre de ce cours d’histoire contemporaine, nous ne les considérerons pas. L’Arménie moderne accède à l’indépendance à la fin de la Première Guerre mondiale, au lendemain de la révolution bolchévique et en pleine débâcle de l’Empire ottoman. Le territoire de cette République démocratique d’Arménie ne correspond toutefois qu’à l’ancien gouvernorat de Erevan de l’Empire russe. En effet, les autres terres historiquement arméniennes se trouvent encore au sein de l’Empire ottoman, tandis que les territoires caucasiens, où vivent de nombreux Arméniens, sont sous la juridiction des anciens Etats partenaires de l’éphémère République fédérative de Transcaucasie, la Géorgie et l’Azerbaïdjan.
Cette première république arménienne se retrouve à la croisée des feux entre Ottomans et Bolcheviks. De nombreux territoires arméniens non inclus dans la République d’Arménie, comme Kars, Ardahan ou Batoumi se retrouvent en pleine tourmente. Ces villes et leurs régions stratégiques sont au cœur des revendications russes, turques, allemandes et arméniennes. Pourquoi un tel intérêt pour cette région ? Dans le cadre de notre cursus académique et de nos intérêts personnels, nous souhaitons nous intéresser plus particulièrement à la position russe. Avec les changements idéologiques dus à la révolution bolchévique, comment la politique évolue-t-elle dans ces régions ? Quels rôles jouent l’Arménie et ses voisins dans ce processus, jusqu’à l’intégration de la première au sein de l’Empire soviétique ? Comment un petit Etat encore faible comme l’Arménie a-t-il mené sa politique dans un Caucase du Sud embrasé par la guerre ?
Nous commencerons par un rappel historique des événements, avant de nous concentrer sur l’intérêt stratégique de la région. Puis nous nous focaliserons sur la politique menée par les Bolcheviks, héritière de la politique russe. Enfin, nous analyserons la position de l’Arménie sur la scène régionale.
SITUATION ARMENIENNE PENDANT LA GUERRE
Les Arméniens constituent depuis bien longtemps une nation politique forte, indépendamment des classes sociales. La bourgeoisie urbaine s’implique dans les communautés arméniennes, mais les paysans de l’Anatolie orientale sont également inclus dans le processus national en raison des invasions russes de leurs territoires, mais aussi de la politique génocidaire menée par le gouvernement ottoman à l’encontre du peuple arménien . En 1914, la population arménienne est répartie absolument partout de Constantinople à Bakou. Les Arméniens étaient près de deux millions au sein de l’Empire russe et vivaient pour 85 % dans les différentes provinces de Transcaucasie . Tiflis (aujourd’hui Tbilissi) était le centre culturel et politique de la région, et les Arméniens y constituaient à l’origine les trois quarts de population. Mais, à l’aube de la Première Guerre mondiale, ils ne constituent plus qu’une majorité relative de la ville. Ce centre arménien se situe dans l’Arménie orientale qui appartient à la Russie, mais une grande partie des Arméniens vivent dans les provinces arméniennes de l’Empire ottoman, en Arménie occidentale ou turque. Un peuplement arménien conséquent se trouve aussi en Cilicie, où de terribles massacres eurent lieu en 1909, notamment à Adana. Annonciateurs de la tragédie de 1915, ces événements provoqueront la fuite de nombreux Arméniens survivants vers le Caucase ou vers l’exil européen et américain.
La Première Guerre mondiale se double d’une guerre civile au sein de l’Empire ottoman. Depuis les événements à caractère génocidaire de 1915, les Arméniens voient dans les Turcs des ennemis héréditaires. Une progression de l’armée ottomane signifie pour eux non seulement la perte de l’Arménie turque, mais surtout une menace mortelle pour tous les Arméniens du Caucase . Mais leurs voisins ne sont pas de cet avis. Les Géorgiens sont peu combattifs et s’orientent vers une politique de neutralité entre Turcs et Arméniens, tandis que les populations musulmanes (Azéris, Tatars) ne combattent pas contre les Ottomans. La guerre arméno-tatare de 1905-06 est encore vivace dans les esprits et les tensions interethniques sont loin de s’effacer .
Le génocide arménien de 1915 fut suivi en 1916 d’une offensive russe qui se solda par l’occupation de la partie orientale de l’Arménie turque, incluant Van, Bitlis, Erzurum et Trabzon. Les Arméniens n’eurent pas le temps d’espérer une reconquête en leur faveur, car le pouvoir tsariste interdit tout retour des réfugiés dans leurs villages d’origine . En effet, la Russie avait conclu des accords secrets avec les puissances européennes pour accroitre son propre territoire avec la partie orientale de l’Arménie turque et les détroits de Constantinople .
La chute du tsar provoqua une grande joie parmi les Arméniens. Ceux-ci espérant que l’annexion de l’Arménie turque serait annulée par le Gouvernement provisoire russe . Ils envisagent même des réformes générales, comme transformer la Transcaucasie en une République fédérale démocratique, autonome, fédérée à une nouvelle Russie fédérale. La Fédération révolutionnaire arménienne (FRA) ou Dachnak est favorable à ces réformes . On espère la victoire russe, car le destin de l’Arménie y est chevillé : « In the Caucasus [the Russian imperialism] created a legal order and a secure life which Armenians had not known before . » C’est la raison pour laquelle la classe moyenne libérale d’Arménie soutient la Russie. Mais la joie est de courte durée, car les soldats russes désertent le front, séduits par les slogans bolchéviques . Les Arméniens se retrouvent seuls face aux Turcs et tentent désespérément de rester maître de l’Arménie turque . L’annonce de la révolution d’Octobre fut d’ailleurs très mal accueillie par le parti Dachnak pour deux raisons : tout d’abord, ils sont certes révolutionnaires, mais ennemis du bolchévisme. Celui considère la FRA comme un agent de l’impérialisme occidental . De plus, Lénine appelant les soldats à déserter, la victoire bolchévique signifie que les Russes abandonnent les Arméniens aux armes ottomanes. C’est cet abandon qui contraint les pays de Transcaucasie à former le Seïm, l’assemblée parlementaire transcaucasienne, pour éviter que tout ne s’effondre .
Le 18 décembre 1917 est signé l’armistice entre la Russie bolchévique et l’Empire ottoman. Toutefois, alors que les Arméniens pensaient être abandonnés, le décret bolchévique du 11 janvier 1918 « sur l’Arménie turque » les réjouit autant qu’il désillusionne les Ottomans. Ceux-ci concluent que la nouvelle Russie bolchévique ne différera pas fondamentalement de l’ancienne . En effet, ce décret appelle à un « retour sans entrave des réfugiés arméniens en Arménie turque », bien qu’il confirme le retrait des troupes russes de ces régions ottomanes . Mais les Ottomans profitent de l’anarchie qui règne au sein de l’Empire russe pour contre-attaquer. Ils récupèrent Erzincan, Erzurum et Van, et au lendemain de l’accord de Brest-Litovsk du 3 mars 1918, les régions de Batoumi, Ardahan et Kars . Les ambitions turques dépassent même ces gains. Les militaires ottomans espèrent annexer les terres du Caucase du Nord et surtout Bakou. Ils considèrent en effet le traité de Brest-Litovsk comme un véritable succès, non seulement pour leurs gains territoriaux, mais aussi parce que cet accord entraina de nombreuses rébellions internes à l’Empire russe. Cela signifiait que les Bolcheviks, occupés à gérer leurs troubles, ne poseraient plus de menaces immédiates dans le Sud du Caucase : « [la Russie] ne sera pas capable de s’unir en raison de conflits internes et ne sera pas en mesure de créer des problèmes à la Turquie depuis le Caucase . »
La création de la République fédérative de Transcaucasie le 22 avril 1918, rassemblant majoritairement les trois peuples géorgiens, arméniens et azéris, met un frein aux velléités turques . Le 22 avril, elle déclare son indépendance totale. Les Arméniens ne veulent pas retomber sous leur joug, et les Géorgiens sont prêts à négocier avec les Turcs et les Allemands pour ne pas perdre Batoumi. Quant à Bakou, occupée par les communistes, elle se déclare déjà sous souveraineté soviétique . Mais sous la pression turque et les intérêts nationaux divergents, l’Etat indépendant de Transcaucasie ne dure donc guère longtemps. Les Arméniens refusent de perdre l’Arménie turque, alors que les Géorgiens et les Azéris sont prêts à l’abandonner à condition de conserver Kars, Ardahan et Batoumi . Face à cette mésentente totale et surtout à la suite de la chute de la forteresse de Kars, prise par les Ottomans , les Géorgiens déclarent leur indépendance le 26 mai 1918, rassurés par les négociations secrètes qu’ils ont tenues avec l’Allemagne. Cette déclaration unilatérale dissout l’Etat commun tout en empêchant une avancée turque supplémentaire dans la région transcaucasienne . La République d’Azerbaïdjan emboite le pays à la Géorgie le 28 mai, forçant ainsi l’Arménie à en faire de même faute d’alternative. La vacance de pouvoir des deux Empires russe et ottoman, chacun empêtré dans ses problèmes internes, n’a pas laissé d’autre choix à l’Arménie que de déclarer son indépendance .
Le traité de Batoumi signé le 4 juin 1918 entre les Géorgiens, les Azéris, les Ottomans et les Arméniens laisse à ces derniers un petit territoire désertique autour de la ville de Erevan de 11’000 mètres carrés, ce qui est très humiliant . Véritable diktat, ce traité force l’Arménie à renoncer à Kars et Ardahan, d’où la population arménienne a fui. Le Conseil National arménien se voit forcé de quitter Tiflis pour la provinciale et pauvre Erevan, qui avait été jusqu’au milieu du XIXe siècle une ville à majorité musulmane et où les Arméniens ne constituent qu’à peine une majorité . Mais au moins, la Turquie reconnaît l’indépendance de l’Arménie. Toutefois, le pays est submergé par les réfugiés malades, affamés et sans domicile venus des villes tombées aux mains turques .
L’ARMENIE INDEPENDANTE (1918-1921)
L’explosion de la Transcaucasie en trois Etats indépendants a créé plusieurs problèmes. Les trois ethnies majoritaires qui sont à la base de la formation des Etats-nations nouvellement créés vivaient entrelacées dans toute la région du Caucase du Sud. De nombreuses minorités vivent ainsi en dehors des frontières dessinées en 1918. Pour les Arméniens, il est tout spécialement douloureux de voir leur statut et leur condition sociale se dégrader à Tiflis et Bakou, villes dans lesquelles les Arméniens étaient majoritaires et dominaient la scène publique, en raison des législations en vigueur dans les Républiques de Géorgie et d’Azerbaïdjan .
Le pays essaie de fonctionner tant bien que mal, malgré les difficultés. Il faut supporter le coût de 300 à 400’000 réfugiés, ainsi que les conséquences de la guerre . Près de 150’000 personnes meurent en raison du manque de nourriture et de soin, soit 20 % de la population ! Les problèmes les plus difficiles à gérer, en dehors de l’immense afflux des réfugiés, sont les conflits inter- et intra- partisans, ainsi que le refus des populations musulmanes de reconnaître la juridiction de Erevan . L’hostilité entre Azéris et Arméniens est en effet très profonde et les différences religieuses, ethniques et culturelles sont exacerbées par la situation tendue aux frontières avec la Russie et la Turquie, mais aussi entre les deux républiques du Caucase. L’Azerbaïdjan réclame des territoires qui enclaveraient totalement l’Arménie et ne lui laisserait que la cité de Erevan et la côte ouest du lac de Sevan . Le conflit du Haut-Karabakh, encore d’actualité, date de cette époque, mais le gouvernement de Erevan ne peut offrir que peu d’aide à cette période aux Arméniens de cette région . La situation se calmera notablement grâce à la soviétisation des deux républiques entreprise par la Russie bolchévique, reléguant les questions nationales derrière les slogans marxistes de fraternité et d’internationalisme. Ce sont la perestroïka et les réformes des années 1980 qui conduiront à la résurgence du conflit en 1988.
Comme si ces tensions ethniques ne suffisaient pas, il y a aussi des incompréhensions entre les Arméniens vivant au sein du nouvel Etat arménien indépendant et ceux vivant hors d’Arménie. Les Arméniens occidentaux ont très peu de sympathie pour le socialisme et le marxisme anticlérical . De plus, nombreux sont ceux qui vivaient sous l’Empire ottoman et l’ont quitté pour des raisons économiques ou à la suite des massacres de 1894-96 et de 1909. Il faut aussi ajouter à cette diaspora les Arméniens qui ont vécu le génocide de 1915 et y ont survécu. La plupart ont par la suite migré à travers le monde. Tous ces gens ont habité en Arménie turque, dans les territoires de Van, Bitlis, Erzurum ou Kharpert et estiment qu’une Arménie sans ces provinces historiques ne serait pas l’Arménie .
L’armistice de Moudros marque la capitulation de l’Empire ottoman en octobre 1918 face aux Alliés de la Triple-Entente. Les Turcs se voient sommés de se retirer de la Transcaucasie, même s’il faut attendre avril 1919 pour qu’ils libèrent effectivement Kars et Ardahan . Mais c’est la défaite ottomane qui marque le véritable début de l’existence de l’Arménie. Celle-ci commence alors à s’agrandir, notamment à la suite de l’afflux constant de réfugiés qui s’y précipitent ; lors de l’hiver 1918-1919, « année zéro de l’Arménie », le pays accueille 450’000 réfugiés alors que tout lui fait défaut : nourriture, vêtements, médicaments, combustibles . Toutefois, la débâcle turque lui permet d’accroître son territoire. Les troupes britanniques se dirigent en effet vers Kars pour en chasser les Turcs qui refusent de laisser revenir les Arméniens dans la ville. Vainqueurs, les Anglais transfèrent tous les pouvoirs à l’Arménie le 27 avril 1919 .
La conférence de Paris de 1919 s’ouvre avec de grands espoirs pour l’Arménie. La guerre turco-grecque sévit et la Grèce reçoit le soutien des Européens, hostiles à ce qu’il reste de l’Empire ottoman. L’Arménie, quant à elle, bénéficie certes de la sympathie des Grandes Puissances, mais elle se trouve en rivalité avec les prétentions impérialistes de l’Europe. Bien que Kars soit sous sa juridiction, l’Arménie turque reste encore sous contrôle turc ; or, la France s’avère hostile aux projets d’une grande Arménie qui s’étendrait jusqu’en Cilicie, région alors convoitée par les forces françaises . Les délibérations pour le traité de Sèvres défendent la création d’une grande Arménie qui inclurait Trabzon, estimant que son incorporation dans un Etat chrétien permettrait de protéger plus facilement la communauté grecque et chrétienne. Les frontières seraient établies en fonction des lignes ethniques, mais cela pose problème. En effet, au lendemain du génocide arménien, étant donné la décimation qu’ils ont subie, de nombreux territoires d’Anatolie orientale ont été vidés de leur population arménienne et n’ont, pour ainsi dire, plus de raison de revenir à l’Arménie . Les Européens et les Américains approuvent pourtant, au début, les dirigeants arméniens qui plaident pour des considérations spéciales concernant leur Etat. Tous se pressent d’ailleurs pour obtenir un mandat de protection sur l’Arménie, y compris les États-Unis. Le président Wilson s’est en effet engagé à faire accepter par le Sénat américain le mandat arménien, et contrairement aux autres Etats européens, il ne demande aucune compensation territoriale ou financière. Mais le temps passant, les Grandes Puissances déclinent une par une les responsabilités inhérentes à un tel mandat ; quant à Wilson, il échoue à convaincre le Sénat . La montée de la Turquie kémaliste en est la cause. L’Arménie est donc de facto reconnue par les pays occidentaux, mais jamais elle ne bénéficiera d’assistance militaire effective de leur part, les États-Unis se contentant d’envoyer de la nourriture, de l’argent et d’autres biens humanitaires. La France, quant à elle, agit lâchement. Présente en Cilicie, elle représente un gage de sécurité pour les Arméniens : 150’000 d’entre eux avaient ainsi regagné leurs villes et villages abandonnés en raison des menaces turques . Mais les nationalistes turcs choisissent précisément la Cilicie pour tester leurs forces et regagner du terrain. La bataille pour la cité de Maraş verra les Français se retirer et fuir par la mer le 10 février 1920, laissant derrière eux les Arméniens : 11’000 d’entre eux se feront massacrer . La Cilicie retombe ainsi en mains turques et les Arméniens survivants fuient vers un nouvel exil.
Le traité de Sèvres du 10 août 1920 était censé reconnaître la défaite ottomane, réduire la Turquie à son minimum, répondre aux désirs impérialistes franco-britanniques et répondre aux aspirations nationales arabes, kurdes et arméniennes . Le traité oblige la Turquie à reconnaître une Arménie souveraine dont les frontières, établies par Wilson, comprennent quatre anciennes provinces turques : Van, Bitlis, Erzurum et Trabzon, cette dernière offrant à l’Arménie un débouché sur la mer et lui assurant, en théorie, une meilleure viabilité . Mais la Turquie refuse d’accepter la perte de ses anciens territoires et Mustafa Kemal ne ratifiera jamais le traité.
Le 23 septembre 1920, la Turquie envahit l’Arménie, prise de surprise. Cette guerre turco-arménienne permet à la Turquie et à la Russie de ne pas s’engager dans un combat frontal : la rivalité turco-soviétique était en effet à deux doigts de dégénérer. En détournant son animosité sur l’ennemi commun, pro-occidental, que représente l’Etat arménien, la Turquie se retrouve de nouveau alliée à la Russie face aux forces impérialistes . L’Arménie, bien que fournie en armes par les Britanniques, les Français et les Grecs, ne peut contenir les forces turques qui reprennent Kars le 30 octobre. Le 7 novembre, Alexandropol (aujourd’hui Gumri) tombe également . En face, la Russie menace également. Aucune puissance occidentale ne venant prendre sa défense de manière active, l’Arménie se retrouve acculée. Elle recherche alors un soutien russe – Russie qui n’est pas totalement innocente dans l’isolement que subit l’Arménie – mais celui-ci n’aura lieu qu’à la condition où le gouvernement accepte de se soviétiser. Comme l’annonce sèchement Boris Legran, officiel bolchévique en Arménie : « les Arméniens doivent renoncer à jamais à l’Europe et à l’Amérique et tirer une croix sur le Traité de Sèvres. Les Arméniens doivent placer leurs espérances uniquement sur la révolution mondiale et sur la Russie ouvrière et paysanne . » Le gouvernement de Erevan est alors forcé de déclarer forfait deux mois après le début de l’offensive turque en raison d’une armée faible et désorganisée . Le 2 décembre, elle signe sous la contrainte le traité d’Alexandropol, qui rend à la Turquie ses frontières d’avant 1878. A cette date, le pays est au nadir de son histoire moderne. Non seulement l’Etat arménien perd définitivement l’Arménie turque et se retrouve en situation de quasi-protectorat turc, mais sa population n’a jamais été aussi faible : seulement 720’000 âmes vivent en Arménie orientale, soit un déclin de 30 % du nombre d’habitants . La situation vassale de l’Arménie est inacceptable pour les Russes, qui perdraient alors une zone d’influence conséquente . Les soutiens bolchéviques en Arménie ne se laissent toutefois pas soumettre et proclament l’établissement d’une Arménie socialiste. Les Bolcheviks usent alors de ce prétexte pour non seulement déclarer le traité comme nul en raison d’une signature non représentative du pouvoir effectif, mais aussi pour pénétrer en Arménie. Ils font alors reculer les Turcs au-delà des terres qu’ils venaient pourtant tout juste d’acquérir . C’est la fin de la première République d’Arménie indépendante.
ROLES DE LA TURQUIE ET DE LA RUSSIE
L’alliance avec la République des Soviets est l’objectif assumé de la Turquie kémaliste au lendemain de la Première Guerre mondiale. En effet, face aux puissances européennes à la politique impérialiste, Mustafa Kemal et ses camarades « étaient persuadés que seule une alliance avec la Russie leur permettrait de faire échec aux diktats des Alliés . » Pourtant, une telle alliance n’a rien d’évident quand on connait les relations tendues entre ces deux Empires jusqu’alors. Les annexions de Kars, Ardahan et Batoumi à l’Empire russe au lendemain du traité de Berlin de 1878 étaient restées en travers de la gorge des Ottomans. Plus de 110’000 musulmans avaient alors fui Kars et Ardahan et près de 30’000 Batoumi et Artvin . Les nationalistes turcs ont gardé une rancune tenace à l’égard des Russes pour cet épisode, alors que les faits montrent que l’administration russe n’a rien fait, au contraire, pour chasser les musulmans de ces régions. En réalité, ce sont les membres de la bonne société musulmane (clergé, administration, bourgeoisie marchande), qui ont fui par crainte de la baisse de leur niveau de vie . La politique menée était très tolérante, avec prise en compte de la loi et des coutumes locales. Les Russes ont laissé trois ans aux populations locales de migrer vers l’Empire ottoman si elles le voulaient, en contrepartie de quoi les populations chrétiennes pouvaient venir s’installer dans les provinces nouvellement russes ; mais en réalité, les autorités ottomanes ont tout fait pour inciter les Turcs musulmans à les rejoindre . En somme, même si les Russes n’ont pas été les instigateurs de l’exode des populations islamisées, ils ont en ont été satisfaits. Le général Frankini et le Prince Sviatopolk-Mirskii estimaient que la population devait être fiable et pour cela, il fallait se débarrasser des musulmans et recoloniser la terre par des populations chrétiennes russes ou grecques, mais pas d’Arméniens . Ils les soupçonnaient déjà de vouloir créer leur propre Etat, ce qui n’était pas vraiment un facteur de stabilité. La tension russo-arménienne date de cette période et durera jusqu’en 1912. Elle atteindra son acmé sous Nicolas II lorsqu’il confisque les propriétés de l’Eglise arménienne et arrête certains membres de l’élite intellectuelle arménienne .
Le rapprochement entamé par Kemal et les Bolcheviks a lieu dès 1919 . C’est une période où la Turquie cherche désespérément de l’aide auprès d’autres Etats. L’Empire ottoman fut défait par l’Entente, puis totalement démantelé, au point de ne laisser comme territoire à la nouvelle Turquie que la seule Anatolie orientale. Or, c’est à la suite de l’occupation de Constantinople des Alliés le 16 mars 1920 que les nationalistes se tournent vraiment vers la République des Soviets . Jusqu’alors, Kemal estimait qu’il ne fallait pas effrayer l’opinion occidentale en se rapprochant trop de l’ennemi bolchévique, en vue d’une aide possible des Européens pour la reconstruction d’un Etat-nation ethniquement homogène et souverain. La stratégie nationaliste est donc la création d’une frontière avec la Russie pour faciliter l’arrivée de l’aide espérée : en somme, en échange du soutien soviétique, les Turcs étaient prêts à aider à bolchéviser l’Azerbaïdjan, la Géorgie et l’Arménie . Les relations entre la Russie et la Turquie ne vont dès lors cesser de se développer à mesure que leurs frontières se rapprochent « pour aboutir à la création d’un véritable “axe Ankara-Moscou” qui marquera le glas de la République d’Arménie . » Le 29 mars, l’armée turque est prête à envahir les trois provinces de Kars, Ardahan et Artvin, ainsi que de la ville de Batoumi, pour faciliter l’arrivée de l’Armée Rouge et empêcher tout accès à la Transcaucasie aux Britanniques. Dans le même temps, les villes du Nord-Caucase de Derbent, Petrovsk, Vladikavkaz et Novorossisk capitulent devant les Soviétiques .
La Russie, de son côté, a aussi plusieurs intérêts à collaborer avec la Turquie. Tout d’abord, elle compte sur la résistance anatolienne pour lutter contre l’impérialisme anglais . Ensuite, elle reconnaît le rôle potentiel que l’influence turque peut avoir dans le monde musulman, non seulement pour aider à lutter contre les puissances occidentales, mais aussi pour renflouer son prestige auprès des populations islamisées . Enfin, et non des moindres, collaborer avec la Turquie offre la possibilité à Lénine de se frayer un chemin diplomatique pour rendre plus facile les négociations avec l’Etat kémaliste en vue de ne pas libérer les Arméniens. En effet, le décret soviétique « sur l’Arménie turque » n’est qu’un écran de fumée dont le but n’est certainement pas l’indépendance arménienne, mais sa soviétisation . Il était impensable pour Lénine qu’un peuple ayant droit à l’autodétermination ne puisse choisir de suivre la révolution mondiale. L’annonce de retrait des troupes russes de l’Arménie turque n’est donc pas seulement une mesure populiste visant à séduire les soldats fatigués de ces combats impérialistes, mais aussi une manière de séduire la Turquie et la mettre de son côté .
En revanche, l’Arménie refuse tout modus vivendi avec le gouvernement ottoman défait, en raison de son implication dans le génocide. Elle refuse a fortiori de discuter avec le gouvernement kémaliste, héritier du mouvement jeune-turc, qui prône la réunification des terres turques ; et ce d’autant plus vigoureusement que les puissances européennes victorieuses ont proclamé à maintes reprises les terres arméniennes libres du joug turc . Le parti Dachnak au pouvoir n’engage pas non plus de discussions sérieuses avec la Russie bolchévique, en raison de leur opposition politique. Il ne le fera que plus tard, acculé par les troupes turques, lorsque toute autre possibilité aura été épuisée.
C’est en voyant le piège se refermer sur l’Arménie, prise entre le marteau turc et l’enclume russe, que l’on réalise le stratagème mis en place par les deux puissances qui se battent pour le Caucase. Déjà au moment des événements, Hüsrev Bey, un proche de Kemal, était persuadé que l’aide soviétique passait par la bolchévisation du Caucase et la mise en place, en Anatolie, d’un régime favorable aux Soviets . C’est là une pensée conforme à l’air du temps, où tous pensaient qu’une aide de la Russie n’était envisageable qu’à la condition d’une conversion au bolchévisme. Si la Turquie kémaliste accepte ce marché, elle ne le fait que dans les régions du Caucase. Même si Kemal n’hésite pas à draguer la Russie, il restera intransigeant sur l’interdiction totale d’accès pour l’Armée Rouge d’entrée en Turquie .
CONCLUSION
Après la chute de l’Empire russe et le retrait des troupes russes d’un côté, et le démantèlement de l’Empire ottoman de l’autre, l’Arménie a eu une opportunité unique de se ressaisir de sa patrie historique. Elle a réussi à s’en saisir après avoir été mise au pied du mur lors de la dissolution de la République fédérative de Transcaucasie en 1918 à l’initiative des Géorgiens. Malgré les difficultés conjoncturelles, la crise économique, les réfugiés de guerre, le manque de ressources, le gouvernement arménien Dachnak essaie de s’en sortir. Se tourner vers l’Europe fut le choix le plus raisonnable , mais ce fut un pari perdu en raison du manque fidélité à la parole donnée des Grandes Puissances. Il fallait de plus aussi prendre en compte ses deux voisins et la renaissance de leur puissance sous une autre forme.
La Russie soviétique, tout d’abord, sacrifia la question arménienne pour fortifier son alliance avec la Turquie . Il est assez ironique, somme toute, que l’Arménie ait sombré aussi rapidement. Certes, d’un point de vue géopolitique, elle n’avait aucune chance. Cernée par ses deux puissants voisins qui ont toujours dominé les terres caucasiennes, il était irréaliste de croire qu’elle pourrait s’en sortir, une fois le soutien occidental disparu. Pourtant, les Arméniens étaient alors le peuple du Caucase qui avait les taux les plus élevés de culture et d’identité collective, avec une littérature et une histoire propre affirmées . Mais la puissance révolutionnaire couplée à la tradition impériale russe furent largement plus fortes que la soif nationale arménienne.
Quant à l’Empire ottoman, il profita de manière très positive de la chute du tsar en mars 1917, car il sécurisait ainsi son front de l’Est. La signature du traité de Brest-Litovsk avec la Russie soviétique permit même une entente commune autour de la lutte contre l’impérialisme occidental. Cet accord fit espérer aux Ottomans une alliance qui leur permettrait de récupérer leurs frontières de 1914, voire de 1878 avec les provinces de Kars, Ardahan et Batoumi. Nonobstant les différents traités et diktats imposés par les Grandes Puissances, la Turquie kémaliste arriva finalement à s’imposer, à récupérer Kars et Ardahan, ainsi qu’à conserver l’Arménie orientale dans ses frontières. La victoire turque fut même totale à terme, comme le montre le traité de Lausanne de 1922. En véritables vainqueurs, les Turcs réussissent le coup de force d’empêcher tout apparition des mots « Arménie » et « Arménien » dans les textes du traité. Les Arméniens ont non seulement perdu leur indépendance, ayant été englobés au sein de la future Union soviétique, mais ils ont également définitivement perdu une part conséquente de leurs terres ancestrales. Ils constatent ainsi avec amertume et désespoir que la Turquie, défaite en même temps que les Empires centraux à la fin de la Guerre mondiale, se retrouve pourtant quatre ans plus tard avec des frontières élargies au détriment de la seule Arménie.
Pour terminer sur une note un peu plus positive tout de même : si les Arméniens n’ont pas réussi à préserver leur Etat indépendant, ils ont eu la chance de réussir ce que peu de nations ont pu parachever : constituer une véritable conscience nationale à travers leurs diverses communautés de par le monde. Cette mobilisation nationale aura finalement gain de cause. La chute de l’URSS en 1991 voit ressurgir une Arménie nouvellement indépendante, activement aidée par les communautés arméniennes de l’étranger, dont l’histoire s’écrit toujours aujourd’hui.
BIBLIOGRAPHIE
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