Les politiques linguistiques en Ukraine (1er volet)

Par Nikita Taranko Akosta- Genève

La question linguistique, et notamment le statut et la place des langues russe et ukrainienne dans les différents milieux et niveaux de communication, est un sujet qui reste au cœur du débat politique en Ukraine. L’enjeu linguistique s’était déjà accentué en 1989 lors de la chute du bloc communiste et a connu une nouvelle dimension depuis le démantèlement de l’Union Soviétique et l’acquisition de l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Pourtant, aucune solution effective n’a été trouvée à nos jours et le problème linguistique n’a fait que s’aggraver depuis. Cela semble évident lorsque l’on étudie de près les événements qui ont eu lieu en 2014 ainsi que les incessants tournants sur les politiques et les initiatives législatives (remplaçant souvent les politiques précédentes) concernant l’usage des langues russe et ukrainienne en Ukraine.

Malheureusement, on observe que la langue est souvent utilisée comme un instrument de pression politique plutôt qu’un moyen de communication per se. Le statut de la langue ukrainienne, défini dans la Constitution de 1996 comme la seule langue d’État et, en même temps, la langue nationale (c’est-à-dire, de la nation ukrainienne) constitue donc un aspect fondamental pour l’Ukraine qui a choisi cet outil comme l’un des éléments centraux pour son édification nationale. Néanmoins, une grande partie de la population ukrainienne continue à utiliser le russe — qui est, comme l’ukrainien, la langue maternelle pour beaucoup d’ Ukrainiens — dans plusieurs domaines de la vie.

Par ailleurs, l’Ukraine est aussi un pays multiethnique et sans aucun doute multilingue car de nombreuses minorités ethniques et linguistiques y cohabitent en utilisant leurs langues respectives. Or, il s’agit, avant tout, d’un État bilingue dans la pratique car la grande majorité de la population maîtrise tant bien le russe que l’ukrainien alors que les autres langues sont plutôt réservées pour les représentants des différentes ethnies présentes sur le territoire du pays. La situation en Ukraine est de ce point de vue plus ou moins comparable aux pays comme le Kazakhstan, le Bélarus ou la Moldavie plutôt qu’à la Belgique, la Suisse ou encore l’Espagne (ces derniers peuvent être mis dans la catégorie des États officiellement multilingues au niveau national ou régional mais dont la population est moins souvent bilingue à l’échelle du pays). Quoi qu’il en soit, l’enjeu linguistique de l’Ukraine est bien différent puisque nous y constatons surtout une forte différentiation sociale et régionale (cette dernière a été largement politisée les dernières années alors qu’auparavant l’usage préférentiel de la langue dans une région n’était qu’une question liée aux facteurs historiques, ethniques, culturels ou commercial). Cela dit, nous essayerons d’aborder spécifiquement le cadre juridique entourant la question linguistique espérant pouvoir saisir comment les politiques linguistiques fluctuent en fonction du Parti au pouvoir et de la constitution des fractions à la Verkhovna Rada. Nonobstant, nous estimons que, malgré ces tournants, il est possible de dégager une tendance générale à favoriser le processus d’ukrainisation au rythme varié, mais encourageant toujours une construction identitaire ukrainienne à partir de la langue et de l’ethnie ukrainienne. En revanche, nous sommes enclins à penser que l’usage social et courant, fait preuve d’une autre réalité où le russe résiste malgré les tentatives plus ou moins réussies de l’effacer de la sphère publique et officielle.

C’est pourquoi les questions principales que l’on se pose dès le début sont : quelles politiques linguistiques sont mises en place par l’État ukrainien et quels effets produisent-elles sur la société ? Sont-elles efficaces ou pertinentes ? Quelle est aujourd’hui la place du russe et de l’ukrainien en Ukraine et comment on en est arrivé à ce statu quo ? Nous essayerons de jeter de la lumière sur ces interrogations tout au long de cette étude. Pour cela, nous estimons prudent de remonter d’abord dans l’histoire afin d’évaluer les processus qui ont définit la situation linguistique présente qui pousse l’État ukrainien à adopter telle ou telle mesure. Il semble impératif alors d’attacher une attention spéciale aux politiques de russification qui ont eu lieu précédemment en Ukraine et le tournant vers l’ukrainisation qui s’est produit dès la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine. D’ailleurs, cette étude diachronique abordera les politiques législatives ainsi que leurs conséquences en se servant des exemples, statistiques, et comparaisons pour mieux visualiser les enjeux déterminants. Enfin, nous tenterons de décortiquer les politiques linguistiques adoptées ou réfutées pour évaluer leur pertinence ; c’est-à-dire le degré d’accomplissement de la fonction que l’État ukrainien leur a attribué.

Notions historiques

Si la Rous kiévienne est considérée aujourd’hui comme le berceau commun des cultures russe, ukrainienne et biélorusse, le slave oriental est à l’origine du russe, ukrainien et biélorusse. Les trois langues et cultures sont donc apparentées mais présentent des différences suffisamment significatives pour être traitées à part. Pourtant, les langues sont loin d’être figées et ne coïncident que rarement avec les frontières politiques d’un État, surtout lorsqu’il s’agit d’un État multiethnique et plurilingue et encore moins lorsqu’il est issu d’un autre État même plus multiethnique et multilingue.

D’ailleurs, en ce qui concerne la distribution territoriale, on sait que l’ukrainien s’était développé majoritairement dans ce qui constitue l’actuelle Ukraine et le russe dans la partie européenne de la Russie d’aujourd’hui.

Pourtant, c’est justement dans la partie orientale de l’Ukraine, qui fut soumise à la tutelle de la Moscovie depuis presque quatre siècles, où s’était produit le développement de l’industrialisation et l’urbanisation, ce qui a favorisé l’immigration russe, d’abord, et soviétique, ensuite (Ibid. 124). Ce phénomène explique en partie pourquoi le russe reste toujours la langue dominante dans les régions industrielles et dans les villes, alors que l’ukrainien a été jusqu’à récemment une langue réservée pour les milieux ruraux et moins développés. Par ailleurs, le territoire appartenant à l’Ukraine aujourd’hui inclut plusieurs régions qui ont été historiquement russes, incorporées à la fin du XVIIIe-début XIX siècle au cours de la colonisation de l’Empire russe au Sud (la région qui a reçu le nom de « Nouvelle Russie »). Il faut ainsi souligner que ces régions en particulier n’ont jamais connu l’ukrainien comme langue autochtone (contrairement au centre-ouest du pays), le russe — avant la colonisation — évidemment non plus. Or, nous devons remarquer qu’après la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Ukraine, celle-ci a retenu ces territoires. En même temps, la majorité écrasante de ces régions étaient russophones car il y résidait un grand nombre de Russes ethniques, devenus dès lors citoyens ukrainiens, en plus des Ukrainiens ethniques russophones. La Crimée en constitue l’exemple le plus parlant d’autant plus qu’elle n’avait jamais fait partie de l’Ukraine avant son rattachement à la République socialiste soviétique d’Ukraine sous Khrouchtchev en 1954 (Kappeler 1997 : 177), ce qui explique aussi le rôle dominant qu’y exerce la langue russe au détriment de l’ukrainien.

En somme, les deux langues, russe et ukrainien, ont cohabité dans le territoire qui appartient aujourd’hui à l’Ukraine et il semblerait juste d’affirmer que les deux peuvent être considérées de ce fait comme autochtones à partir de la perspective actuelle. Cependant, il n’est pas sans intérêt de rappeler que cette dissociation linguistique s’est produite assez tard car le peuple, majoritairement analphabète, parlait plutôt « la langue d’ici » sans s’aviser s’il s’agissait du russe ou de l’ukrainien jusqu’à la fin du XIXe siècle, ce qui est logique si on tient compte du fait que la différentiation des langues dépend d’un État ou des institutions qui en fixe les normes.

Pourtant, ce qui était déjà fondamental et visible à l’époque c’est le rapport ente la langue des villes et celle des campagnes, puisque cela dénotait aussi l’appartenance à la classe sociale, un facteur beaucoup plus important que le sentiment national, réservé plutôt pour quelques intellectuels et individus isolés jusqu’à la fin du XIXe siècle. Dans ce sens, le russe était utilisé par les couches supérieures de la société, par l’administration et les institutions ainsi que par les ouvriers et les travailleurs dans les industries (notamment à l’Est et au Sud de l’actuelle Ukraine). L’ukrainien, en revanche, était perçu comme une langue rurale, pour les campagnes et pour les paysans travaillant la terre. Ainsi, il n’y avait pas vraiment des élites ukrainophones en Ukraine. D’ailleurs, cette différentiation à la fois sociale et régionale s’était plus ou moins maintenue à l’époque soviétique, bien qu’elle fût accompagnée d’une politique linguistique plus souple par rapport à l’époque tsariste à l’égard de la langue ukrainienne en plus de la célèbre korenizatsiïa.

Ainsi, malgré l’importance et la portée de la langue russe à l’époque tsariste et soviétique, l’ukrainien a continué aussi à se développer en parallèle, notamment depuis la deuxième moitié du XIXe siècle, devenant de plus en plus un symbole national auquel les Ukrainiens pouvaient s’identifier, sans toutefois renoncer à la langue russe qui restait la lingua franca et la langue de prestige. Il n’en demeure pas moins que les mauvais souvenirs associés à la langue russe ainsi que l’aspect dit tragique de la domination russe et soviétique au cours des siècles sont quand même rentrés dans la conscience collective de beaucoup des Ukrainiens. Ce faisant, l’État ukrainien a poursuivi depuis 1991 une politique linguistique, d’un côté favorable à l’essor et au développement de la langue ukrainienne, et, d’autre côté, propice à l’édification nationale à partir du critère ethnolinguistique, i.e., par l’approche généalogique allemand.

Avant de passer à l’analyse des politiques linguistiques du jeune État souverain ukrainien et évaluer leurs effets sur la société et afin de permettre comprendre les raisons qui ont mobilisé certains choix législatifs, nous aimerions souligner quelques initiatives antérieures de russification déployées par le gouvernement tsariste au cours du XIXe siècle ainsi que l’URSS lors du XXe siècle.

Russification

Ce ne serait pas correct d’aborder directement le cadre légal actuel entourant la question linguistique sans mettre en relief les causes qui ont déclenché l’État ukrainien à poursuivre une politique linguistique en accord avec le discours national « homogénéiste ». En effet, la défense de la langue ukrainienne par le mouvement national remonte déjà au XIXe siècle avec la création de Prosvita, mais ses objectifs étaient beaucoup moins ambitieux que ceux de Rukh des années 80 du XXe siècle, lorsque l’ukrainien fut établi comme « la langue de l’ethnos » (Stoumen 2014 :2). Il faut donc comprendre que les récentes politiques linguistiques d’ukrainisation s’opposent tout d’abord à celles de russification et envisagent de  ‘réparer’ cette injustice historique, ce qui justifie des mesures correctives de nature à rendre la communauté ukrainienne sa ‘pureté originelle’ » (Pavlenko 2011 : 51-52).

D’ailleurs, quelle période peut-on évoquer comme originaire du début de la russification forcée en Ukraine ? Il semble prudent de suggérer la révolte des Polonais en 1831-1832, car c’est à ce moment-là que l’Empire russe commence à durcir sa politique linguistique envers les langues des minorités en introduisant le russe comme la langue officielle dans toute l’Ukraine, qui est sous sa domination (Kappeler 1997 :92). Cette politique est en fait compréhensible du point de vue de la Russie car elle vient de subir l’insurrection décembriste de 1825 et d’autres mouvements qui ont affaibli l’image de l’Empire qui cherchait à réaffirmer sa puissance lorsque les premiers indices de l’essor national commençaient à paraître en Ukraine. Évidemment, l’ukrainien n’était pas la seule langue visée ; en fait, la russification avait surtout pour but de restreindre l’usage de polonais et de contrecarrer l’esprit révolutionnaire des Polonais dans l’Empire russe. Ensuite, la russification s’est accentuée après un nouveau soulèvement polonais en 1863, cette fois l’impression d’écrits en ukrainien fut aussi partiellement interdite (sauf les œuvres littéraires) par la circulaire de Valouev, ministre russe de l’Intérieur. C’est à lui que l’on doit cette formule : « il n’y a jamais eu de langue ukrainienne, il n’y en a jamais eu et il n’y en aura jamais » (Kappeler 1997 : 107). Ces dispositions furent encore renforcées par l’oukase d’Ems de 1867 qui interdisait les représentations théâtrales en ukrainien, l’importation de livres en ukrainien dans l’Empire russe ainsi que l’impression des textes originaux ou des traductions en ukrainien, sauf pour les documents historiques (sans adopter la graphie ukrainienne moderne) et certains romans (sous réserve d’adopter la graphie russe).1 D’autres interdictions mineures s’ajoutent à la fin du XIXe siècle ; il s’agit notamment du nom de baptême pour le nouveau-né qui devait être russe (Piotr en lieu de Petro, par exemple) ainsi que le nom Ukraine — apparut pour la première fois en 1818 — qui devait être abandonné en faveur de la Petite-Russie (Malorossiia en russe) en faisant ainsi l’opposition avec la Grande Russie.2

Grosso modo, l’ukrainien fut officiellement interdit ou très restreint de 1831 jusqu’à la révolution russe de 1905. Ensuite, il n’a jamais été vraiment interdit à l’époque soviétique mais plutôt subordonné pendant certaines périodes à la langue russe. Or, on sait bien que les années 20 furent très positives pour le développement de la langue et la culture ukrainienne avec la politique de korenizatsiïa impulsée par Lénine. Il est aussi vrai que cette politique a perdu son rythme à partir des années 30 sous Staline. Par contre, même si les Ukrainiens se souviennent aujourd’hui sans aucun doute des purges staliniennes, Goulag et Holodomor, il ne faut pas les confondre avec la situation linguistique qui laissait toujours de la place à la langue ukrainienne alors que le processus de soviétisation était effectivement en marche. Le but était donc d’assimiler tout le peuple soviétique en imposant la politique de supériorité linguistique du Centre (Moscou) sur la périphérie (Kiev) octroyant ainsi un prestige à la langue russe au-dessus de toutes les autres langues du pays (Truchlewski 2007). Cette politique d’assimilation linguistique fut poursuivie aussi par Khrouchtchev. Certes, on a eu une brève période de dégel et de déstalinisation quand les Ukrainiens ont commencé à revendiquer le retour à l’ukrainisation et exigeaient davantage de poids pour la langue ukrainienne. Pourtant, même Khrouchtchev qui était né en Ukraine et avait symboliquement rattaché la Crimée en 1954 à l’Ukraine pour commémorer ainsi le 300ème anniversaire de la « réunification », veillait toujours plus aux intérêts du Parti qu’aux intérêts régionalistes. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la réforme scolaire de 1959 qui déclencha le conflit, puisqu’elle permettait le libre choix de la langue d’instruction alors que depuis 1920 l’enseignement primaire avait été dispensé en langue maternelle et nationale de chaque république soviétique, ce qui obligeait les Russes tout comme les autres ethnies habitant l’Ukraine d’apprendre l’ukrainien en plus de leur langue maternelle (Kappeler 1997 : 178). Dans la pratique, cette nouvelle politique « libérale » a entraîné paradoxalement l’abandon du bilinguisme général et le russe s’est renforcé ainsi comme la lingua franca que tout le monde voulait maîtriser afin de mieux réussir dans la vie professionnelle laissant l’ukrainien de côté et pour les régions plutôt rurales (Truchlewski 2007). Or, dès les années 60, on constate de nouveau un retour aux tendances favorables à l’ukrainisation mais celle-ci ne va pas durer très longtemps car on reviendra à la russification et aux purges, évidemment pas comparables à celles de Staline, sous Brejnev, à partir des années 70. Ce dirigeant issu aussi de l’Ukraine, va tolérer toujours un bilinguisme modéré avec, toutefois, une « tonalité russe prédominante » (Kappeler 1997 : 181). Ainsi, la politique de russification sera enfin abandonnée au milieu des années 80 sous Gorbatchev avec le nouvel essor national (cette fois de masse) et des nombreux mouvements d’opposition en Ukraine.

Il faut pourtant remarquer que ce ne furent pas seulement les restrictions linguistiques imposées par des lois défavorables à l’essor de l’ukrainien qui l’ont empêché à se développer. Nous devons tenir compte aussi des évolutions sociales, telles que l’urbanisation et l’industrialisation, qui ont sans doute ralenti l’essor de la langue ukrainienne. Cela fut notamment visible dans la partie orientale et méridionale de l’Ukraine où les Ukrainiens représentaient généralement une minorité (qui en plus avait tendance à s’assimiler à la majorité) face aux immigrés Russes et les autres ethnies souvent russifiés.

Politiques linguistiques

Ayant souligné cet intense, mais aussi ambivalent, processus de russification où un tiers des Ukrainiens ont acquis au cours du XXe siècle le russe comme première langue aux dépens de la connaissance quelconque de l’ukrainien (Seals 2009), il est possible de comprendre cet effort de lancer une politique d’ukrainisation ainsi que le désir d’instaurer l’ukrainien comme la langue nationale une fois l’indépendance est acquise. Il est clair qu’il ne s’agit plus seulement d’une question linguistique stricto sensu ; c’est aussi le ressentiment et la réaffirmation nationale qui jouent un rôle fondamental pour les Ukrainiens, outre les considérations géopolitiques. De ce fait, nous pouvons confirmer que le mouvement nationaliste ukrainien n’a pas cherché qu’à ukrainiser la société ukrainienne mais aussi à renverser la politique précédente avec une nouvelle vision antisoviétique et, par extension, antirusse provoquant une nouvelle situation diglossique où l’ukrainien devrait dominer le russe, en théorie.

Voici un tableau des politiques linguistiques dans l’ordre chronologique concernant l’usage de la langue dans les différents domaines que nous allons analyser à continuation.

Loi sur les langues (1989, abrogée en 2012)
Déclaration des droits des nationalités d’Ukraine (1991)
Loi sur l’éducation (1991)

Loi sur les minorités nationales en Ukraine (1992)

Protocole numéro 1 sur le toponyme Kiev en ukrainien (1995)

Constitution du 28 juin 1996

Loi sur l’enseignement secondaire (1999)

Loi sur le statut des peuples autochtones (2004)

Loi sur la citoyenneté (2005)

Charte européenne des langues régionales ou minoritaires (en vigueur depuis 2006)

Loi sur la culture (2010)

Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’État (2012, abrogée en 2014)

Loi sur l’éducation (2017, entrera en vigueur en septembre 2023)

Projet de loi linguistique soumis à la Rada (2017)

Fig. 1 Tableau des politiques linguistiques

La sortie du système soviétique et les politiques linguistiques sous Leonid Kravtchouk (1989-1994)

Cette période est caractérisée par la rupture avec le système soviétique en ce qui concerne les législations sur les langues, jugées trop russocentristes. C’est ainsi le début de la fin de la domination de la langue russe dans toutes les sphères de la vie publique, la consécutive décommunisation et désoviétisation partielle ainsi que le début d’un timide renouveau de la langue ukrainienne dans les principaux domaines de l’appareil étatique.

Leonid Kravtchouk fut le dirigeant de l’Ukraine depuis 1990 à 1994, d’abord comme le dernier président du Præsidium du Soviet suprême de la RSS d’Ukraine et ensuite comme le premier président de la République. Il est un exemple parlant d’un apparatchik issu de l’ancienne bureaucratie soviétique qui a su profiter de la situation du chaos lors de démantèlement de l’URSS et a pu changer de camp en temps opportun pour devenir le leader « nationaliste ».3 L’esprit patriotique des nouveaux souverainistes et la joie de beaucoup des Ukrainiens devenus « libres » se reflètent dans les projets linguistiques entrepris à la fin des années 80 et début des années 90. Pourtant, nous observerons que Kravtchouk ne peut pas être vraiment considéré comme l’instigateur des réformes progressistes en matières linguistiques même si les bases pour le processus d’ukrainisation ont été établies sous son mandat. Il faut les concevoir plutôt comme la suite logique à l’indépendance et la quête d’une édification étatique ainsi qu’aux idées préconisées par le mouvement de Roukh.

La langue d’État et d’administration

Il faut souligner que les premières mesures prises en matière de la politique linguistique en Ukraine sont apparues déjà en 1989 grâce au mouvement populaire lorsque l’Ukraine avait adopté la loi sur les langues alors qu’elle n’était pas encore un État souverain. Cette loi déclare l’ukrainien comme langue d’État (derjavna mova) de la RSS d’Ukraine tout en protégeant le russe en même temps. Il est crucial de remarquer que la langue d’État ici n’est pas seulement une langue officielle et équivaut plutôt au terme allemand Amtsprache (langue administrative) et qui ne doit pas forcément représenter la ofitziyna mova (langue officielle) ni nationale (même si c’est souvent le cas dans beaucoup des États). Pourtant, la loi de 1989 a été abrogée en 2012 (et remplacée par une nouvelle loi qui a été plus tard aussi abrogée en 2014), après avoir été en vigueur pendant plus de deux décennies. Il semble néanmoins pertinent d’analyser quelques points clés de cette législation.

En effet, ce qui est intéressant de cette première loi est sans doute son ambivalence concernant le statut de l’ukrainien et du russe car le premier devenait de jure la langue d’État. Ainsi, son développement et fonctionnement dans tous les domaines de la sphère publique devait être garanti par celui-ci. D’ailleurs, tous les partis politiques, les entreprises ainsi que les organismes publics devaient s’engager à assurer à tous les citoyens « les conditions nécessaires pour l’étude de la langue ukrainienne et sa profonde maîtrise » (Article 2). Or, en ce qui concerne la langue de l’administration, plusieurs articles (10, 11 et 14) montrent que le russe ou même une autre langue des minorités importante pouvaient être utilisées dans presque tous les secteurs si elle était acceptée par les parties.4 En d’autres termes, le russe n’est plus une langue privilégiée et encouragée par l’État comme cela avait été auparavant, mais elle reste de facto à égalité juridique avec l’ukrainien et — loin d’être découragée par l’administration — conserve son statut de langue de communication interethnique, entre autres. On peut même aller plus loin et constater que le russe est accepté comme ofitsiyna mova par tous les institutions et organismes publics comme le soutient Tadeusz Olszanski (2010 : 44), par exemple, car la marge de manœuvre pour être utilisé dans l’administration était très large et vague, alors qu’il est vrai que le terme « officiel » n’a pas été utilisé pour traiter la langue russe dans le texte de la loi. De plus, l’article 6 stipule que tout le personnel des organismes publics est obligé de connaitre tantôt le russe tantôt l’ukrainien et, parfois, une langue nationale supplémentaire conformément aux exigences prévues (Ibid.), ce qui n’empêche pas que tous les documents officiels sont désormais essentiellement, sinon uniquement publiés en ukrainien.

La langue de la législation et des instances judiciaires

D’après l’article 18 de la loi de 1989, l’ukrainien est la langue officielle de la procédure judiciaire. Pourtant, les langues nationales qui sont parlées par la majorité de la population d’un district donné ou toute autre langue acceptée par la population de ce district peuvent également servir comme la langue des procès.5 Cette tolérance envers les autres langues dont le critère de définition reste assez flou est renforcée dans la sphère légale, en plus, par la Déclaration des droits des nationalités d’Ukraine (1991) qui aboutit à la Loi sur les minorités nationales approuvée en 1992 et modifiée en 2012. L’article 3 de la Déclaration est assez explicite quant à l’usage des langues de minorités nationales, surtout pour le russe. Ainsi, on peut lire dans le paragraphe 3 de l’article 3 que « l’État ukrainien offre à ses citoyens le droit d’employer librement le russe. Dans les zones où sont concentrés plusieurs groupes nationaux, l’État ukrainien peut fonctionner dans une langue acceptée par l’ensemble de la population de cette zone ».6 Il faut tout de même remarquer que le critère à définir ce qui est une « zone où sont concentrés plusieurs groupes nationaux » reste flou et sera habituellement définit à partir du pourcentage qui se déclare d’appartenir à un groupe national particulier.

Langue d’enseignement

Durant les premières années du jeune État ukrainien, l’enseignement, comme dans beaucoup d’autres sphères, est conduit majoritairement en ukrainien et en russe. Or, l’article 26 de la Loi sur les langues soutient que l’éducation dans les écoles maternelles est en ukrainien mais l’article qui le précède stipule que « le libre choix de la langue de l’éducation est un droit inaliénable des citoyens de la RSS d’Ukraine ». De plus, l’article 27 affirme que la langue d’enseignement et d’éducation dans les écoles publiques doit être l’ukrainien, mais rajoute en même temps que les activités éducatives et pédagogiques dans les écoles publiques peuvent se dérouler dans une langue nationale, notamment le russe, ou autre langue pour autant que le nombre d’élèves soit suffisant.7 La loi prévoit aussi la possibilité de fonder d’autres écoles publiques où la langue d’enseignement ne soit pas l’ukrainien ou de créer des classes séparées, ce qui va en accord avec l’esprit de la Loi sur les minorités nationales.

En 1991, s’ajoute en plus la nouvelle Loi sur l’éducation qui confirme que la langue d’instruction est déterminée par la Loi sur les langues de la RSS d’Ukraine. De ce fait, le nombre d’écoles ukrainophones augmente graduellement, mais en raison d’une forte différentiation linguistique régionale, la grande majorité des écoles au Sud et à l’Est de l’Ukraine continuent à dispenser l’enseignement purement ou partiellement en russe. Néanmoins, il faut souligner que l’article 27 de la Loi sur les langues rend obligatoire l’apprentissage de l’ukrainien et du russe à tous les niveaux du système éducatif.

Enfin, l’article 29 stipule qu’il est nécessaire de passer un examen de langue ukrainienne afin de pouvoir entrer dans un établissement d’enseignement supérieur. Or, il est aussi possible de subir l’examen en russe pour « ceux qui demandent leur admission avec des groupes de langue russe » 8.

Autres domaines

En ce qui concerne l’usage de la langue dans les médias, c’est toujours la langue ukrainienne qui est officielle et encouragée par l’État, mais les langues des autres nationalités ne sont pas marginalisées. De plus, l’article 33 de la Loi sur les langues précise que « Les langues des autres nationalités peuvent aussi être les langues des médias officiels » 9.

Quant aux domaines des sciences et technologies, l’ukrainien et le russe sont à égalité juridique, ce qui est pareil pour le domaine de la culture où les autres langues nationales jouissent aussi a priori de la même reconnaissance.

En fin de compte, d’après les articles 35, 36, 37, et 38 de la Loi sur les langues, la publicité, les étiquetages, les dénominations de l’État et des organismes nationaux, ainsi que les toponymes constituent quelques rares exceptions car ils doivent tous être rédigés en ukrainien avec la possibilité d’ajouter parfois la traduction dans une autre langue nationale en dessous ou de côté. 10

Constitution de 1996 et renforcement de la législation linguistique

Politiques linguistiques sous Leonid Koutchma (1994-2005)

Cette période se caractérise par une volonté de stabilisation et consolidation à long terme où Leonid Koutchma, en s’alliant aux ex-communistes, parvient à gagner les élections de 1994 et devient le nouveau président du pays.

En ce qui concerne l’ukrainisation dans la politique linguistique, elle reste assez modérée. En fait, il n’y a eu presque pas de changements ni projets significatifs concernant la situation linguistique (par rapport à 1989) sous la présidence de Leonid Koutchma qui voulait plutôt garder des bonnes relations économiques avec la Russie et la CEI tout en bénéficiant du rapprochement avec l’Occident, notamment dans le cadre de collaboration avec les institutions européennes — l’adhésion au Conseil de l’Europe, l’accord de partenariat avec l’OTAN, entre autres — (Staggion 2006 : 8). De plus, son caractère pragmatique (certains le considèrent plutôt pro-russe) lui a incité à promettre de rendre un jour le russe comme deuxième langue officielle du pays, ce qui explique sa relative popularité parmi les russophones au début qui, comme tous les Ukrainiens, étaient largement insatisfaits de la politique de Leonid Kravtchouk.

C’est dans ce contexte qu’une nouvelle discussion éclate autour de la question linguistique en 1995, l’année où l’Ukraine adhère au Conseil de l’Europe. D’une part, les législateurs ont intérêt d’unifier l’Ukraine dans une entité forte et indépendante jugeant que la langue ukrainienne constitue un instrument de pouvoir national, un moyen très puissant d’autant plus qu’il permet de se distancier partiellement de la sphère d’influence russe. De l’autre, le Conseil de l’Europe avait adopté en 1992 une convention-cadre en matière de protection des minorités nationales, ce qui obligeait l’Ukraine à respecter certaines de ces législations, notamment les lois de protections de minorités linguistiques (Truchlewski 2007). Il fallait en plus pacifier les russophones qui étaient très nombreux et opposés au processus qu’ils dénommaient « ukrainisation forcée », un terme certainement exagéré pour la période qui nous concerne. Or, comme affirmait John Austin dans son ouvrage Quand dire, c’est faire (1970), il suffit d’y croire pour que cela devienne réalité car le langage est performatif et peut avoir donc des conséquences sur le public visé. C’est dans cette situation d’incertitude où prime une contradiction à l’interne que vont débuter les négociations autour d’un nouveau projet linguistique, un processus qui ne s’achèvera qu’en 2006 après plus de dix ans de combats de coqs à la Verkhovna Rada lorsque l’Ukraine va enfin ratifier la Charte européenne des langues régionales et minoritaires (Truchlewski 2007).

La Constitution de 1996

Nous avons évoqué auparavant qu’il n’y a pas eu de changements majeurs sous la présidence de Koutchma et pourtant on arrive à la Constitution de 1996, loi fondamentale de l’Ukraine qui fut adoptée et ratifiée par la Rada suprême le 28 juin 1996. Elle a été modifiée plusieurs fois, les deux dernières modifications ayant eu lieu comme conséquence de l’Euromaïdan et la destitution de Ianoukovitch où on a constaté un retour à la version de 2004.11 Ensuite, elle a été amendée de nouveau en 2016 pour renforcer les mesures anticorruptions et réformer en plus le système judiciaire 12. Cela dit, l’approbation de la Constitution est un événement très important, mais elle n’apporte pas des modifications tellement disproportionnées quant aux questions linguistiques. Au contraire, elle récapitule et officialise les dispositions et les lois précédentes et trouve son origine dans la Déclaration d’Indépendance de 1991. En matière linguistique, elle confirme le statut de l’ukrainien comme unique langue d’État dans l’article 10, certes. Néanmoins, elle précise tout de suite dans le même article que « le libre développement, l’emploi et la protection du russe et d’autres langues des minorités nationales sont garantis » (Bories 2014). C’est intéressant de souligner que les articles 10 et 92 stipulent aussi que « l’usage de la langue officielle peut être imposé par voie législative ainsi que dans d’autres secteurs » et que « les normes régissant la pratique des langues doivent être fixées par le législateur » 13. De cette façon, les législateurs conservent l’autorité suffisante pour définir, par exemple, les langues nationales et les circonstances dans lesquelles celles-ci peuvent ou doivent être utilisées ou même la protection qui leur corresponde. Or, il n’existait pas à l’époque et n’existe toujours pas de loi législative qui prévoie des critères clairs, ce qui pourrait remettre en cause les démarches, au fait arbitraires, pour garantir tantôt l’apprentissage de la langue d’État, tantôt le libre développement du russe et des autres langues nationales laissant de la place aux diverses interprétations quant au degré ou même au besoin de telle protection. En clair, rien n’est joué encore même si le chemin vers l’ukrainisation s’officialise davantage par rapport à la Loi sur les langues de 1989 qui est souvent considérée comme une loi sur le bilinguisme par les ukrainophones ukrainophiles (le russe étant alors considéré comme langue de communication interethnique).

Par ailleurs, il n’est pas sans intérêt de constater que le russe est explicitement mentionné à part dans les articles qui concernent les autres langues nationales ou minoritaires, ce qui est dû à son honorary primacy (Olszanski 2010 : 43). De plus, la Constitution clarifie que toutes les dispositions et lois entrées en vigueur avant de sa ratification, restent en vigueur pour autant qu’ils n’entrent pas en contradiction avec celle-ci, ce qui rend pour la plupart valable la loi de 1989, d’autant plus qu’il n’était pas clair lesquelles de ses dispositions étaient contradictoires (Ibid.).

Pourtant, la formule proposée qui ne présuppose aucun statut officiel pour le russe ni aucune différence statuaire entre les différentes minorités nationales, ne va pas plaire aux Ukrainiens ethniquement russes qui se sentirons en quelque sorte marginalisés puisque l’on n’a pas pris en considération leur importance démographique qui n’est pas comparable avec les autres minorités nationales (17% de la population). Cela est compréhensible et nous pouvons évoquer l’exemple du français au Canada qui jouit d’un statut particulier ainsi que de la protection, mais pas seulement comme une langue minoritaire à l’instar des langues inuites ou les autres langues des minorités. Ce ne serait donc pas acceptable au Canada de mettre la langue française dans le même panier que les autres langues de minorités nationales de la même façon qu’il n’est paraît pas prudent de comparer le russe avec le gagaouze ou le bulgare en Ukraine. En conséquence, les Russes ethniques (et les russophones dans un sens plus large) vont préconiser une reconnaissance majeure à la langue russe en demandant qu’elle soit élevée au moins au statut d’une langue co-officielle ou régionale de jure, ce qui ne sera pas le cas jusqu’à Ianoukovitch et ne durera qu’un court instant.

Entretemps, d’autres lois moins déterminantes vont être passées. Ainsi, en 1999, la Loi sur l’enseignement secondaire sera approuvée. Dans l’article 7 de cette loi, on peut lire que la langue d’instruction dans les écoles secondaires est « déterminée conformément à la Constitution et la Loi sur les langues de 1989 » 14. Cette loi reprend presque d’une manière identique les dispositions inscrites dans la Loi sur l’éducation de 1991 que nous avons déjà traitées avant.

Puis, la Loi sur le statut des peuples autochtones est approuvée en 2004 et, bien qu’il ne s’agisse pas d’une loi strictement linguistique, nous pouvons repérer quelques dispositions qui concernent les langues, notamment celles des ethnies dites « autochtones ».

Mais qu’est-ce que l’on entend par un peuple autochtone en Ukraine ? L’article 1 explique dans le paragraphe 4 qu’il s’agit d’une

« Communauté historique de peuples qui vivent sur le territoire de l’Ukraine moderne et demeurent ses citoyens, qui sont numériquement inférieures au reste de la population du pays, ne sont pas composés d’immigrants récents, témoignent un sens de la conscience ethnique et préservent leur identité ethnique, leurs traditions et leur langue » 15.

Ainsi, le paragraphe 5 précise que les peuples considérés autochtones sont les Biélorusses, les Gagaouzes, les Grecs, les Juifs, les Karaïtes, les Tatars de Crimée, les Criméens, les Moldaves, les Polonais, les Russes, les Roumains et les Hongrois.16Ce faisant, plusieurs articles mentionnent les droits des peuples autochtones en matière linguistique, dont les articles 13 et 14 stipulent que tous les membres appartenant aux « communautés autochtones » peuvent recevoir une formation dans leur langue maternelle et l’État s’engage pour sa part, à créer des établissements tantôt municipaux comme auprès des associations nationales culturelles afin de favoriser l’apprentissage dans les langues maternelles. De plus, le deuxième paragraphe de l’article 14 précise que « dans les villes et les municipalités où la majorité de la population est constituée de citoyens appartenant aux peuples autochtones, les autorités municipales exécutives et les autorités d’autonomie locales peuvent, dans l’exercice de leurs pouvoirs, employer librement la langue du peuple autochtone concerné ».17 Par ailleurs, l’article 15 stipule que l’État est censé former des spécialistes en pédagogie, en éducation et en culture qui devront être capable de dispenser l’enseignement dans les langues des peuples autochtones. Enfin, l’article 16 garantit le droit de « recevoir et diffuser de l’information dans leur langue maternelle [celle des peuples autochtones] au moyen des médias (…) et de fonder leurs propres médias et publier leur littérature dans les langues des peuples autochtones ». 18

On voit clairement dans cette loi une volonté de satisfaire les exigences du Conseil de l’Europe. En effet, il est indiqué dans les dispositions finales que le Conseil des ministres de l’Ukraine décidera sur la ratification de la Charte européenne pour les langues régionales ou minoritaires dans les trois mois de la mise en vigueur de cette loi, mais nous savons que la décision ne sera formellement prise qu’en 2006.

Effets des premières politiques linguistiques

Évidemment, il ne paraît pas prudent de se concentrer en excès sur la portée de la première loi linguistique durant sa période initiale car elle n’a presque rien changé dans la réalité. L’ukrainien, malgré son statut élevé au rang d’une langue étatique, reste plutôt une langue secondaire à l’Est et au Sud du pays où elle est souvent méconnue par les russophones et rarement utilisée en dehors des actes et cérémonies officielles. De plus, la place de l’ukrainien continue d’être instable alors que le russe ne semble être guère affecté par la pression du cadre légal. D’ailleurs, on retrouve l’un des exemples très rares (et presque anecdotique) où la variante ukrainienne semble écarter son homologue russe dans le domaine de la toponymie. Le protocole numéro 1 du 14 octobre 1995 paraît un bon exemple de cela car il vise à imposer une toponymie latine à partir des particularités phonétiques et écrites des noms propres ukrainiens, notamment celui de la capitale de l’Ukraine. En effet, le Protocole stipule que la transcription du toponyme doit avoir pour base la variante ukrainienne Київ et pas celle de Киев car elle correspond à la graphie russe 19. Par conséquent, l’écriture dans les lettres latines que prône l’État ukrainien est Kyiv en lieu de Kiev. Malgré ces efforts d’ukrainiser la transcription de la toponymie, on continue à utiliser, dans la réalité, plutôt la variante de transcription traditionnelle russe Kiev pour la plupart de temps en dehors de l’Ukraine car c’est cette graphie qui est déjà rentrée dans l’usage commun des langues à écriture latine.

Ainsi, on confirme qu’hormis les circonstances officielles où l’usage de l’ukrainien est réglementé par la loi, son usage informel est toujours attribué à la population rurale des villages et aux milieux nationalistes (assez réduits à l’époque), tandis que le russe reste la langue de culture et de communication préférée et continue à jouer un rôle presque équitable avec l’ukrainien dans la sphère publique.

D’autre part, bien qu’on aperçoive l’apparition de toute une série de nouvelles lois depuis l’indépendance de l’Ukraine ayant pour but la promotion de la langue nationale pour renforcer la loi de 1989, on peut remarquer avec certitude que l’Ukraine a priori n’avait pas pour but ni de discriminer ni d’écarter le russe comme le pensent beaucoup de russophones aujourd’hui. Cette période peut être considérée en fait comme transitoire puisque l’on n’est toujours pas arrivé ni à l’ukrainisation ni à la dérussification, il s’agît plutôt d’une timide revitalisation de la langue ukrainienne que l’État estime indispensable pour satisfaire ses aspirations nationales. Ces mots de Leonid Kravtchouk, premier président ukrainien et responsable de cette période de transition avant l’arrivée de Leonid Koutchma, (cité par Kappeler 1997 : 197) confirment qu’il n’y existait presque pas de russophobie en Ukraine en 1991 :

« Les Russes d’Ukraine ne doivent pas être comparés aux Russes des pays Baltes. Ils sont ici…installés depuis des siècles… Et nous ne permettrons pas qu’ils soient en quoi que ce soit victimes de discrimination. »

Bref, l’ukrainien devient obligatoire dans les communications au sein de tous les organismes publics de la société et s’impose véritablement dans l’administration à laquelle on ne peut plus accéder sans connaissances de l’ukrainien (Bonnard 2007 : 88). D’autres dispositions légales en faveur de l’usage de l’ukrainien concernent l’affichage et la toponymie (toujours en train de subir la « décommunisation »). La télévision et la radio devaient passer aussi à l’ukrainien mais ont trouvé beaucoup de résistance de la part de russophones et d’une manière ou d’une autre ceux-ci ont réussi à trouver les moyens de s’évader à la loi pour ne pas faire disparaître le russe dans ces domaines, notamment dans la télévision où on a introduit un système de deux présentateurs parlant chacun l’ukrainien et le russe ou en rajoutant des sous-titres en ukrainien pour le contenu en russe ainsi qu’un rendant la publicité bilingue afin qu’elle soit acceptée dans les médias publiques. Par ailleurs, quant à l’éducation, elle devait en théorie aussi passer à l’ukrainien mais dans les régions russophones on a continué souvent à dispenser l’enseignement en russe, même si après la réussite d’un examen en ukrainien était indispensable de toute façon pour accéder à l’enseignement supérieur (Lefebvre 2007).

Néanmoins, on peut constater déjà une augmentation du nombre d’établissements ukrainophones, ce qui déclenche la formation d’une nouvelle génération qui commence à s’élever en apprenant davantage l’ukrainien, sans toutefois échapper à l’apprentissage du russe en parallèle.

Instabilité et tournants de la politique linguistique (2006-2018)

Ukrainisation modérée sous Viktor Iouchtchenko et la Charte européennes des langues régionales ou minoritaires (2005-2010)

Dès l’arrivée de Viktor Ioutchtchenko au pouvoir, considéré un démocrate pro-occidental, à la suite de la révolution orange, on pourrait dire que l’Ukraine a entrepris un vrai chemin d’européanisation pour la première fois depuis l’indépendance, même si ce parcours n’a pas été toujours cohérent. On a cette impression surtout après avoir subi 10 ans de réformes de Koutchma ayant pour but d’améliorer la situation économique mais dont le résultat fut tout sauf plausible. Cela est dû au fait qu’aux cours des années 90, l’Ukraine a passé au capitalisme sauvage en se dotant d’une classe dirigeante en forme d’oligarchie. 20

Il s’agît, ainsi, du président de l’Ukraine ayant le moins de liens (par rapport aux ces prédécesseurs et ceux qui le suivront) avec l’ancienne Nomenklatura et qui a en plus préconisé l’adhésion de l’Ukraine à l’UE en signant un plan d’action renforcée en 2005 tout en poursuivant le dialogue de rapprochement avec l’OTAN (Scaggion 2006 : 8). En même temps, Ioutchtchenko cherchait à s’éloigner progressivement de la Russie et de la CEI en réduisant sa dépendance de ce bloc. Néanmoins, la Russie continuait à représenter un fort partenaire économique dont l’Ukraine était dépendante notamment en matière énergétique, ce qui explique la politique ambivalente de Iouchtchenko. En effet, cette approche diplomatique, où il paraît important de conserver de bons rapports avec les voisins de deux côtés, est à l’origine d’une politique linguistique assez souple.

Dans ce sens, la première loi promulguée sous l’administration de Iouchtchenko et qui touche légèrement le domaine linguistique fut la Loi sur la citoyenneté en Ukraine, adoptée le 16 juin 2005. Dans l’article 5 de cette loi, il est spécifié d’une manière explicite que tout individu voulant acquérir la citoyenneté ukrainienne doit connaître une langue officielle ou avoir un niveau de compréhension suffisante dans cette langue pour pouvoir communiquer sans obstacles.21 Ce qui reste à clarifier est « le niveau de compréhension suffisante » ainsi que les critères pour évaluer la maîtrise de la langue ukrainienne. Il semble, pourtant, que la loi ne prévoit ni d’examen à subir ni d’attestation ou certification officielle, comment peut-on prouver le niveau de langue alors ? Tout cela indique que les critères d’attribution de la citoyenneté seront sans doute assez arbitraires, ce qui paraît être propice au développement de la corruption, un phénomène qui déjà n’est pas allogène en Ukraine. Quoi qu’il en soit, le vide juridique est toujours présent malgré l’apparent besoin de maîtriser bien la langue ukrainienne.

Charte européenne des langues régionales ou minoritaires

Lorsque l’on analyse la situation actuelle de l’Ukraine, force est de souligner l’interdépendance des éléments démographiques, ethnolinguistiques, culturels et territoriaux. Il n’est pas possible de traiter la question linguistique ukrainienne en dégageant l’un de ces éléments car cela donnerait une vision incomplète et imprécise, voire biaisée de la situation réelle. Ainsi, le premier problème que l’on retrouve lorsque l’on parle de l’Ukraine et de sa quête d’édification nationale par le biais linguistique est le fait qu’il y résident de nombreux minorités ethniques représentant au total pas moins d’un quart de toute la population ukrainienne. De plus, dix de ces groupes comptent au moins 100 000 personnes — un nombre n’est pas négligeable — d’où la volonté de trouver un compromis entre l’harmonisation linguistique et le respect de ces minorités. Cela pourrait constituer une des raisons pour laquelle l’Ukraine a décidé d’interpréter la Charte d’une manière particulière en reconnaissant les droits linguistiques à presque toutes les minorités habitant son territoire.

Alors, après de nombreuses discussions et attentives évaluations de la Constitution, les experts sont arrivés à la conclusion que la Charte n’était pas incompatible avec les lois linguistiques existantes et la Constitution en vigueur. En revanche, il y avait un détail crucial que cette Charte, approuvée étonnamment sous l’administration de Iouchtchenko, n’avait pas prévu pour le cas de la langue russe en Ukraine (Stoumen 2014). Le Conseil de l’Europe l’avait conçue pour protéger les langues minoritaires qui se trouvent dans une situation de danger ou défavorable. Or, ce que l’on ne s’attendait surtout pas c’est qu’elle allait être utilisée un jour pour protéger une langue en théorie minoritaire mais de facto dominante sur la langue d’État qui, théoriquement, devrait être majoritaire (Truchlewski 2007). Néanmoins, si une explication doit être fourni, nous estimons que cette conjoncture s’est produite, au moins partiellement, à cause d’une mauvaise traduction et, par conséquence, une interprétation erronée de la loi-cadre.

En effet, on peut lire dans le texte ukrainien Європейська хартія регіональних мов або мов меншин où le terme « langues minoritaires » a été traduit comme « langues des minorités » en lieu de « langues minoritaires ». Cette traduction inexacte a eu lieu aussi dans la version russe (Европейская хартия региональных языков или языков меньшинств), ce qui a inévitablement conduit à une application beaucoup plus vaste que prévu par le Conseil de l’Europe et constitue de ce fait un véritable contresens.

D’autre part, on constate une contradiction avec les lois précédentes où les minorités nationales jouissaient des droits linguistiques plus limités et devaient se soumettre pour la plupart à la suprématie de la langue officielle. Il paraît ainsi étonnant que l’Ukraine essaye de se définir comme une nation avec une langue de jure tout en même temps passant une loi favorable au plurilinguisme alors que beaucoup d’autres États plus démocratiques et libéraux n’oseraient même pas d’aller si loin.

Pourtant, qu’est-ce que cette Charte change par rapport aux lois garantissant la protection aux minorités approuvées dès le début des années 90 (Stoumen 2014) que l’on avait déjà évoquées ? Quelle est son intérêt et pourquoi la Rada a mis 10 ans pour finalement aboutir sur ce projet ?

La réponse ne se trouve pas dans le degré de protection qui devrait être consacré aux langues de minorités, mais plutôt à la façon dont on définit les groupes de minorités ayant droit à cette protection linguistique. Jadis, tout comme à l’époque soviétique, ce que l’on entendait par groupes minoritaires ou peuples autochtones était fortement lié à l’ethnie et surtout au critère territorial. Plus précisément, les autorités ukrainiennes affirmaient qu’il s’agissaient des locuteurs ethniquement non-ukrainiens qui habitaient ensemble dans des zones compactes que l’on pouvait dénoter comme membres d’une communauté linguistique ayant droit à la protection mais pas les autres membres qui habitaient hors ce territoire donné. Évidemment, cette approche constituait un inconvénient notamment pour les Russes qui sont souvent dispersés dans toute l’Ukraine (même si la majorité réside dans le Sud-Est et les villes) sans oublier que les Ukrainiens russophones étaient exclus car ils ne pouvaient pas faire objet d’une minorité parce qu’ils étaient considérés comme Ukrainiens ethniquement ukrainiens. Ainsi, la langue russe était perçue dans ce contexte comme la langue de la minorité russe ou plutôt de ceux qui se sont déclarés ethniquement russes alors que le 15% des personnes ethniquement ukrainiennes avait déclaré aussi le russe comme leur langue maternelle, mise à part celles qui se considéraient bilingues. 22

Par ailleurs, avec l’acceptation de la Charte, l’Ukraine a décidé de reconnaître au total 13 groupes minoritaires, chacun avec sa langue qui jouissait cette fois d’une dimension aussitôt culturelle que purement ethnique ou territoriale. De ce fait, les langues qui ont obtenu le droit à la protection sont : l’allemand, le biélorusse, le bulgare, le gagaouze, le grec, l’hébreu, le hongrois, le moldave, le polonais, le roumain, le russe, le slovaque et le tatar de Crimée.

La nouveauté principale de la Charte est sans aucun doute la sphère culturelle d’où émane un autre paradoxe pour la langue russe. D’un côté, le russe est toujours considéré comme une langue de minorité malgré le fait que la fonction culturelle et le poids de la langue ressort largement au-delà de la minorité russe d’autant plus que les autres ethnies l’utilisent aussi comme lingua franca et les Ukrainiens ukrainophones la connaissent généralement au même niveau (ou presque) que l’ukrainien. D’un autre côté, ce qui est devenu encore plus illogique est l’apparition d’une nouvelle cause qui consistait dans le renforcement de la langue russe en Ukraine (car considérée langue de minorité ayant droit à la protection), qui fut évidemment appuyée par les russophones et russophiles dont l’argument le plus convaincant était devenu désormais la référence à la fonction culturelle de la Charte plutôt qu’aux lois précédentes sur les peuples autochtones ou minorités nationales (Stoumen 2014). Il s’agit alors d’un tournant avantageux pour le statut de la langue russe (mais aussi pour le hongrois, le roumain, le tatar de Crimée, entre autres) car certaines administrations ont en profité pour reconnaître dès lors le russe comme « langue régionale ou seconde langue d’État à Kharkov, Lougansk ou Donetsk, entre autres » (Bories : 2014). Pour les autres langues des minorités ce statut de « langue co-officielle » ne serait accordé dans certains régions qu’après l’approbation de la loi linguistique de 2012.

Le paradoxe continue si l’on prend en compte que malgré la ratification de la Charte, l’ukrainisation progressive était toujours en cours sous Iouchtchenko, sauf qu’elle touchait cette fois-ci plutôt le plan culturel que légal. Ainsi, le président ukrainien a lancé une campagne d’ukrainisation en 2008 concernant les droits de diffusion qui désormais ne devraient être accordés, en théorie, qu’aux films doublés en ukrainien. Cette mesure affectait aussi la publicité qui ne devait être qu’en ukrainien (Breen 2017).

Cependant, ni le domaine de l’enseignement, ni la Charte des langues de minorités ne furent plus remises en cause, laissant toujours une marge de manœuvre assez large, notamment pour le russe. Et même la Constitution que l’on a analysée déjà avant n’a subi aucun changement concernant la question linguistique sous Viktor Iouchtchenko, alors qu’elle a été modifiée dans beaucoup d’autres domaines au cours de son mandat.

Tournant de la politique linguistique sous Viktor Ianoukovitch (2010-2014)

Paradoxalement, le prochain dirigeant de l’Ukraine, celui qui avait été abattu lors de la révolution orange mais nommé Premier ministre par Ioutchtchenko en 2006, Viktor Ianoukovitch, a réussi à remporter les élections présidentielles en 2010. C’est sous sa présidence qu’une nouvelle Loi sur la culture fut adoptée fin 2010. Dans l’article 5 de cette loi, qui concerne les langues, on peut lire que « l’emploi de la langue dans la culture est garanti par la Constitution de l’Ukraine et est régi par la législation de l’Ukraine sur la langue » (ce qui inclut aussi la Loi sur les langues de 1989 toujours en vigueur). D’autre part, on constate dans le deuxième paragraphe que l’État « garantit le libre usage des langues de toutes les minorités nationales en Ukraine » 23. On pourrait affirmer déjà que Ianoukovitch prend un peu de distance par rapport à l’hégémonie de l’ukrainien, phénomène qu’il avait déjà vivement critiqué lors des élections de 2004 (pour mobiliser l’électorat russophone en sa faveur) lorsqu’il avait promis de rendre le russe une deuxième langue officielle (comme l’avait fait Koutchma auparavant).

Cette promesse n’a pas été accomplie par Ianoukovitch non plus, certes, mais une nouvelle Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’État fut enfin adoptée en 2012. Cette nouvelle loi sur les « principes fondamentaux de la politique linguistique de l’État » est entrée en vigueur le 10 août ayant été adopté par la Rada avec une majorité pro-russe un mois avant. Elle est née d’une initiative du Parti de Ianoukovitch, le Parti des régions, et constitue un tournant majeur dans les politiques linguistiques de l’Ukraine. Il est important de souligner qu’elle venait de remplacer la Loi sur les langues de 1989 et cherchait ainsi à transcrire en droit interne les principes de la Charte auxquels elle voulait se conformer. Ainsi, cette loi reconnaissait l’existence de langues de minorités et prônait vivement leur soutien. De surcroît, elle introduisait une nouveauté décisive qui pourrait théoriquement rendre possible l’élévation du russe ou autre langue au même statut que l’ukrainien dans les régions où résidaient au moins 10% de locuteurs russophones ou locuteurs d’autres langues. C’est ainsi que dans les mois qui ont suivi l’adoption de la loi, le russe a été déclaré « langue régionale » et de facto langue co-officielle dans les régions d’Odessa, Kharkov, Kherson, Lougansk, Donetsk, Sébastopol, Zaporojié, entre autres (en plus des autres langues qui ont obtenu ce même statut dans les régions où elles étaient suffisamment représentées).24 La promulgation de cette loi renforçait notablement la position de la langue russe et déplaisait sans doute aux « nationaux-souverainistes » (terme utilisé par Mishlovska en 2007).

Ainsi, d’après Stoumen (2014),

« La mise en œuvre de ces dispositions est évidemment perçue par les nationaux-souverainistes comme un coup d’arrêt porté à la politique d’ukrainisation car elle priverait, selon eux, l’État des moyens juridiques d’imposer le fonctionnement de l’ukrainien dans les régions russophones ».

Dans cette situation, il est raisonnable de supposer que malgré la volonté de rendre justice à la situation de pluralité linguistique caractérisée par un vide légal ainsi qu’à l’insistante pression de la population russophone, la précipitation avec laquelle le Parti de régions avait agi fut un acte peu concerté. Aujourd’hui cette loi abrogée est même considérée comme inconstitutionnelle car on dit que « la procédure de l’examen et l’adoption de la loi avaient eu lieu en l’absence du projet de loi présenté sous forme de tableau comparatif, préparé pour la deuxième lecture » 25. Bref, la Rada n’a pas voulu prendre le temps pour examiner des possibles amendements ou autres propositions et la loi que l’on appelle aussi Kivalov-Kolesnitchenko, d’après les noms de ses initiateurs, fut ainsi adoptée. Cela a déchaîné une polémique très forte car pour les Ukrainiens pro-européens, accepter la langue russe dans une position de force rivalisant l’hégémonie de l’ukrainien dans la sphère publique équivalait à « avaliser et confirmer la russification de l’Ukraine entérinée par la domination russe puis soviétique » de la même façon que donner une suite juridique à la Charte de 2006 (Truchlewski 2007). D’autres critiques plus constructives ont fait référence au manque de soutien de la part des institutions et organismes de normalisation, comme l’Institut de linguistique ou l’Académie nationale des sciences. D’autre part, il y a eu des critiques concernant le financement d’une telle loi (un coût jugé excessif et sans une estimation précise) ainsi que ses possibles effets négatifs sur la langue ukrainienne, comme a conclu la Commission de Venise et le Freedom House. 26

Par ailleurs, lorsque l’on analyse l’application de cette loi, il nous semble fondamental d’éclaircir sur ce que nous jugeons le point le plus controversé, à savoir le fameux 10% de la population qui devrait parler une langue minoritaire pour pouvoir aspirer à la suite juridique de la loi linguistique. Comment calcule-t-on donc ce 10% ? Il y a deux versants: la théorie et la pratique. En théorie, d’après le paragraphe 5 de l’article 7 concernant les langues régionales ou minoritaires de l’Ukraine, un nouveau recensement devait être réalisé à l’échelle de tout le pays où la question serait posée sur la langue maternelle. 27 Il paraît crucial de souligner que la loi apporte toute une série de définitions très pratiques dans les dispositions générales concernant la terminologie où on retrouve la définition de langue maternelle : « la première langue qu’un individu emploie dans la petite enfance » (Article 1). De ce fait, on n’a plus le droit en théorie de déclarer qu’une langue est notre langue maternelle si ce n’est pas la première langue que l’on a apprise. Cette approche est par conséquent défavorable pour les Ukrainiens russophones qui avaient tendance à déclarer l’ukrainien comme langue maternelle mais aussi pour les petites ethnies qui sont souvent russifiées et dont le russe est la première langue apprise. Bref, cette définition entre en contradiction avec la norme qui stipulait que « tous les individus ont droit à choisir librement la langue qu’ils considèrent comme leur langue maternelle » (Olszanski 2012 : 48).

Regardons maintenant le côté pratique, c’est-à-dire, la manière dans laquelle s’est déroulé le processus d’application de la loi de 2012. Tout t’abord, il n’y a pas eu de nouveau recensement national, mais les données ont été tirés du dernier recensement de ce type qui a eu lieu en 2001. Laissant de côté les données possiblement obsolètes, évaluons la pertinence d’une étude à la base de déclarations que l’on compte utiliser comme des données statistiques après. Nous savons que les statistiques constituent en règle générale un moyen efficace pour illustrer une réalité donnée. Or, dans le cas de l’Ukraine et particulièrement dans le cas des données concernant la réalité linguistique, il faut porter une attention spécialement méticuleuse aux critères sur lesquels ces données se basent afin de ne pas se laisser induire en erreur. Ce n’est plus autant une méfiance vis-à-vis de la légitimité des données récoltées dans le sens de manipulation ou falsification — si on est plus pessimiste — par les autorités et organismes compétents (car on part de la base que la société ukrainienne est suffisamment démocratique). C’est plutôt leur pertinence au gré de jugements des personnes interrogées qui est remise en question. Ainsi, peut-on considérer comme fiables les réponses des répondants déclarant leur ethnie ou langue maternelle, que ce soit l’ukrainien ou le russe, sachant qu’un État ukrainien présuppose que ses citoyens se sentent à la base surtout Ukrainiens et qu’ils déclarent donc davantage l’ukrainien qui est la langue d’État comme leur langue maternelle ? Ce que l’on doit remettre en cause ici c’est l’allégeance à la « patrie » contre l’identification ethnique ou linguistique car parfois la première peut interférer avec la deuxième et cela peut se produire même d’une forme inconsciente. D’autre part, il paraît prudent de se méfier ou au moins de ne pas partir du fait que les réponses des sondés sont un miroir de la société puisque la conjoncture ukrainienne est véritablement complexe. En guise d’exemple, prenons l’enquête réalisée par l’Institut international de sociologie de Kiev en 2003 qui montre ce qui suit (Kmelko cité par Stoumen 2014) :

« Lorsque le questionnaire laisse la possibilité de choisir plus d’une langue maternelle, 12,4 % des personnes interrogées optent pour cette solution (…) et lorsque la possibilité de se déclarer bi-ethnique est aménagée (…), la composition ethnique de l’Ukraine change singulièrement avec 63 % d’Ukrainiens (contre 78 % selon les données officielles), 10 % de Russes (contre 17 %) et 22,5 % de bi-ethniques ».

Pour cette raison, il faut rappeler que les données obtenues lors du recensement de 2001 étaient formulées sur la base d’une réponse à une question éminemment politique qui présumait une idiosyncrasie monolingue et monoethnique de la société ukrainienne. Or, on vient de constater le contraire : la société fait preuve « d’hybridation linguistique et culturelle ». De plus, elle est habituée à la cohabitation des deux langues qui se superposent.

Mais revenons à 2012. Un autre critère indispensable pour que la loi ait effet dans les régions concernées est la volonté qu’elle s’y applique. Pour cela, au moins 10% de la population (d’une région qui compte du moins 10% des locuteurs d’une langue de minorités) devait signer une pétition. Nous y constatons deux enjeux principaux : la loi ne prévoyait pas de restriction d’âge donc tous les citoyens ukrainiens avait le droit de signer (Olszanski : 2012 : 48) et elle octroyait les mêmes droits à toutes les unités administratives et régions (oblasts, districts, communes, villes et villages) 28 du pays, ce qui pouvait facilement aboutir sur la concurrence de plusieurs langues dans la même oblast, district ou encore dans la même commune entraînant des confusions juridiques.

Quant au contenu de la loi, elle insiste sur le plurilinguisme mais confirme à plusieurs reprises que l’ukrainien reste la seule langue officielle et nationale de l’Ukraine en soutenant dans l’article 6 que « rien de la présente loi ne doit être interprété visant à réduire sa portée » 29. Pourtant, elle précise dans le même article que

« L’application obligatoire de la langue officielle ou la promotion de son emploi dans l’un ou l’autre domaine de la vie publique ne doit pas être interprétée comme niant ou restreignant le droit d’utiliser les langues régionales ou minoritaires dans les domaines pertinents et dans les territoires » (Ibid.)

D’ailleurs, on a aussi le droit de choisir la langue d’enseignement que l’on souhaite sous réserve que l’apprentissage de la langue ukrainienne et la littérature ukrainienne demeure toujours obligatoire et soit dispensé pour ces matières en ukrainien dans toutes les écoles (Olszanski 2012 : 48).

En ce qui concerne les médias et la nécessité d’ajouter de sous-titres ou doubler les films non-ukrainiens, l’administration de Ianoukovitch a décidé de supprimer toutes les restrictions et quotas imposées préalablement par Iouchtchenko en affirmant que ce sont les producteurs et les propriétaires des films ainsi que les responsables de la publicité qui devaient choisir comment et en quelle langue diffuser leur contenu (Ibid.).

D’autre côté, il semble que le seul article où la Loi sur la politique linguistique de l’État impose complètement l’usage de la langue ukrainienne et ne prévoit aucune dispense pour aucune minorité concerne l’armée. Ainsi, nous pouvons lire dans l’article 29 que « la langue de la réglementation (…) et de toute autre communication autorisée par les Forces armées de l’Ukraine et des autres formations militaires (…) est la langue officielle 30 (à savoir, l’ukrainien).

Le dernier aspect que nous voulons noter, et c’est celui qui est souvent négligé aujourd’hui, est la prise en compte par cette loi des préoccupations de la communauté ukrainophone quant au développement d’une base lexicographique pour la langue ukrainienne. En d’autres termes, l’État s’engage à soutenir et financer les dictionnaires et ressources lexicographiques pour un usage correct de l’ukrainien dans l’administration (Olszanski 2012 : 49). Cela est surtout important pour le domaine de la recherche scientifique et tout autre domaine de spécialité où il n’existe guère de terminologie ukrainienne ; c’est donc le russe qui y prédomine (Danshyn, cité par Olszanski 2012 : 49).

Ayant analysé les deux lois linguistiques promulguées sous l’administration de Ianoukovitch, nous pouvons repérer davantage de cohérence en matière de la politique linguistique par rapport à son prédécesseur. On pourrait dire que le slogan du Parti des régions « Une nation— deux langues » se reflète dans la loi de 2012, une loi qui a été toutefois jugée comme insuffisante par les russophones (car le russe n’a obtenu un statut équivalent à l’ukrainien que dans une partie du pays) et perçue, au contraire, comme une violation de la Constitution et une aberration contre la nation ukrainienne par les cercles pro-ukrainiens.

1 Leclerc, Jacques. La russification de l’Ukraine sous les tsars dans « L’aménagement
linguistique dans le monde
 2015 ». http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-2histoire.htm#4_La_russification_de_lUkraine_sous_les_tsars.

2 Ibid.

3 Ukraine. Les débuts de la construction de l’État dans « Encyclopædia Universalis » : https://www.universalis.fr/encyclopedie/leonid-kravtchouk/

4 La loi sur les langues de 1989. « Politique relative à la langue ukrainienne » dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-3valorisation-ukrainien.htm.

5 Ibid.

6 Déclaration des droits des nationalités 1991 dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine_declar-1991.htm.

7Loi sur les langues de la RSS d’Ukraine. « III. Langue de l’éducation, des sciences, de l’information et de la culture » dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine_loi-1989.htm.

8 Ibid.

9 Ibid.

10Ibid.

11 Constitution de 1996 dans « Digithèque de matériaux juridiques et politiques » : http://mjp.univ-perp.fr/constit/ua2011.htm.

12 « Amendments to the Constitution of Ukraine passed: Ukraine takes a major step towards a European System of Justice »: http://www.cms-lawnow.com/ealerts/2016/06/amendments-to-the-constitution-of-ukraine-passed-ukraine-takes-a-major-step-towards-a-european-system-of-justice.

13 Dispositions constitutionnelles dans « l’aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-3valorisation-ukrainien.htm.

14 Loi de l’Ukraine sur l’enseignement secondaire dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine_loi-diverses.htm#Sur_les_r%C3%A9fugi%C3%A9s.

15 Loi sur le statut des peuples autochtones d’Ukraine dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-loi-2004.htm.

16 Ibid.

17 Ibid.

18 Ibid.

19 « Protocole numéro 1 du 14 octobre 1995 » dans aménagement linguistique dans le monde : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine_loi-1995-toponymie.htm.

20 Koutchma Leonid, Réformes économiques en dents de scie dans « Encyclopædia Universalis » : https://www.universalis.fr/encyclopedie/leonid-koutchma/#i_29060.

21 Admission à la citoyenneté de l’Ukraine, la Loi sur la citoyenneté dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine_loi-diverses.htm#Loi_sur_la_citoyennet%C3%A9_en_Ukraine_.

22 Données issues du recensement de 2001. Nous sommes conscients que ces déclarations n’ont qu’un caractère indicatif et ne doivent pas être confondues avec des statistiques car c’est l’allégeance à la « patrie » qui s’interfère (souvent d’une forme inconsciente) avec l’identification ethnique ou linguistique et produit une réponse biaisée en faisant que le choix de la langue et l’ethnie ukrainienne soit plus courant dans l’Ukraine indépendante.

23 Ukraine, Lois diverses dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine_loi-diverses.htm#Loi_de_lUkraine_sur_la_culture.

24 Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’État, n° 5029-VI dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-loi-lng-2012.htm.

25 Ancienne et nouvelle loi sur la langue en Ukraine : ce qu’il faut savoir dans « Ukraine Crisis Média Center » : http://uacrisis.org/fr/65033-sprachengesetz-der-ukraine.

26 Ibid.

27 Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’État, nº 5029-VI dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-loi-lng-2012.htm.

28 Loi ukrainienne sur la politique linguistique de l’État, nº 5029-VI dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-loi-lng-2012.htm.

29 Politique relative à la langue ukrainienne dans « aménagement linguistique dans le monde » : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/europe/ukraine-3valorisation-ukrainien.htm.

30 Ibid.

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