Par Nikita Taranko Acosta – Genève
L’Union européenne et la solidarité : une crise existentielle ?
La rupture de confiance intra-européenne et la montée de populismes et nationalismes en réponse aux défis migratoires
Celui qui construit le mur en devient ensuite le prisonnier (Sandro Gozi)
Les rudiments de ce qui serait l’UE furent construits tout au long de la deuxième moitié du XXème siècle. Ce projet européen portait de fait un double objectif : le désir initial du tandem Jean Monnet-Robert Schuman qui remonte aux années 1950 avec la création et le succès de la CECA puis de la CEE et l’Euratom. La première mission visait surtout le maintien d’une paix permanente entre les grandes nations de l’Europe, que dans les années précédentes avaient laissé dans les champs de bataille des milliers de jeunes dont la vie fut tronquée, alors que tant d’autres milliers de personnes décimées dans les diverses cités, cibles de bombardements. Les conséquences de la guerre furent sans aucun doute désastreuses sur le plan humain, mais elles n’en ont pas été moins dévastatrices sur le plan économique. Le deuxième but était donc celui d’entamer la construction des bases pour un marché partagé qui jetterait les conditions idéales pour une croissance durable et expansive en Europe. En approfondissant dans les circonstances de la conjoncture de l’après-guerre, qui fut à l’origine de la première étape de l’UE, il paraît évident que les deux pays composant l’axe de l’Union ont été la France et l’Allemagne, deux nations qui dans le XXème siècle seulement se sont confrontées en deux occasions dramatiques se soldant par un déclin de la prospérité européenne, résultat désolant pour les deux côtés. Certains auteurs estiment que « the apparatus of European integration first came into existence, and has been sustained in large part, by German atonement for its 20th century crimes, expressed as willingness to subordinate a narrowly defined national interest for wider continental cooperation» (1). Or, par-dessus tout, nous constatons le désir de construire un futur de paix : « Ce fut la lucidité des pères fondateurs de transformer ce combat séculaire pour l’hégémonie européenne en coopérations fraternelles ou rivalités politiques. Derrière la Communauté de Charbon et de l’Acier, ou le Marché commun, c’est la promesse de paix, de prospérité, de liberté que le projet forgeait » (2). La construction européenne a suivi un chemin progressif, pas exempt de sursauts, mais avec un clair but de consolidation de l‘intégration économique et citoyenne entre les pays. Cependant, si durant cinquante années l’on a mis en œuvre un marché commun, une monnaie unique, une Banque Centrale Européenne, un Parlement, une Commission Européenne, un démarrage de politiques de défense et sécurité européennes (…) de manière significative et pas par hasard, la politique sociale est resté en marge des compétences de l’Union. Or, à l’absence d’une Union sociale s’ajoute le croissant manque de solidarité à l’intérieur du bloc, provoqué en partie par le manque de responsabilité de certains membres et par un certain égoïsme des autres. Ces pénuries se cristallisent inévitablement dans la perte de confiance mutuelle qui est encore accentuée à l’issue de la crise de 2008. L’une de ses conséquences immédiates fut la remise en cause de la solidarité européenne et le repli sur soi.
L’année charnière a en effet favorisé l’ouverture de la boîte de Pandore des populismes divers qui ont déclenché un séisme politique dans l’architecture du projet européen.
D’après Timothy Less (4), nous assistons à une guerre idéologique sur l’essence de ce que signifie l’Europe. D’un côté, nous retrouvons les héritiers du siècle des lumières, avec leur engagement d’une vision cosmopolite de sociétés ouvertes, respectueuses de la loi et du droit, de la liberté et des droits des citoyens, de la raison comme guide intellectuel, et de l’ouverture des marchés comme des terreaux pour la prospérité. Cet ensemble a historiquement éloigné les fantômes du fanatisme nationaliste et du préjugé racial pour nous léguer des décennies de liberté et du progrès qui ont consolidé le projet européen. De l’autre coté, des défis à l’ordre libéral émergent de la part de ceux qui disent incarner les valeurs de « l’Europe authentique », configuré d’après une forte identité de racine chrétienne, avec ses valeurs inhérentes de la défense à outrance de la famille traditionnelle, l’État-nation, la pureté culturelle et même raciale.
De leur point de vue, les excès libéraux ont mis en péril ces conquêtes historiques avec l’aide d’une bureaucratie autoritaire impulsée par la correction politique.
Dans des pays, comme la Hongrie ou la Pologne, un conservatisme national-populaire est de plus en plus promu. Il se centre sur les trois « f » : « family, faith et flag ». Ces trois éléments constituent les pivots de leur politique, une approche qui a commencé à contaminer l’Autriche, l’Allemagne ou encore l’Italie. Les lignes de fractures de ces deux visions opposées ne sont pas seulement définies par pays, car il est évident qu’elles traversent le tissu social de toutes les sociétés européennes. Comme il est logique, il existe des défenseurs tant d’une comme de l’autre manière de concevoir l’Europe à l’intérieur de chaque État membre. Cependant, pour certains d’entre eux, une vision triomphe sur l’autre, ce qui ne signifie point que des glissements idéologiques vers l’un ou l’autre extrême ne pourront pas se produire à l’avenir dans l’opinion publique de chaque pays. Dans le cas des anciens pays du Bloc de l’Est, nous avons une circonstance additionnelle, puisque après la chute du communisme, il n’a pas été forgé un ethos démocratique à l’intérieur de leur population. Nous n’avons pas approfondi dans les valeurs citoyennes qui traversent ce que Karl Popper appela la « société ouverte », raison pour laquelle il existe plus de probabilités de dérives autoritaires dans ces pays-là, sans oublier la complicité d’une Église catholique qui exerce une influence excessive à l’échelle traditionaliste et ultraconservatrice.La dichotomie se situe, d’après Kwame Anthony Appia, entre l’État liberal et l’État romantique: «The Romantic state could pride itself on being the emanation of one Volk and its primordial consciousness; the liberal state has to get by with a good deal less mystical mumbo-jumbo. The Romantic state could boldly identify itself with the General Will; liberal states must content with a general willingness. The Romantic state rallies citizens with a stirring cry: “One people”! The liberal state’s true anthem is: We can work it out» (5).
De ce fait, le défi que nous éprouvons en ce moment ne concerne pas seulement le cœur de l’Europe, car il se manifeste aussi dans d’autres continents comme l’Amérique. Le résultat de ces aventures populistes est tel que « liberal democracy, the unique mix of individual rights and popular rule that has long characterized most governments in North America and Western Europe, is coming apart at its seams. In its stead, we are seeing the rise of illiberal democracy, or democracy without rights, and undemocratic liberalism, or rights without democracy » (6). Nous pourrions ajouter à cela que « the temptations are real, even if the alternative is currently unrealistic for most Western societies. Democracy is no longer the only game in town » (7). La Pologne et la Hongrie sont des cas paradigmatiques du cas où une démocratie libérale peut se dissoudre de manière presque imperceptible, ce qu’évoque le paradoxe sorite.
Dans ces pays, nous sommes en train d’assister à un coup d’État mou, un autoritarisme à faible intensité qui trouve ces racines dans la dérive autoritaire progressive, de subtile capillarité — comme dirait Michel Foucault —,
car un « coup that hides behind the workings of democracy can hope to get by on the public’s innate passivity. In most functioning democracies, the people are bystanders much the time anyway. They watch on as political decisions are taken on their behalf by elected representatives who then ask for their assent at election time », ou par l’usage abusif des référendums, car même si « not every referendum is evidence of a promissory coup (…), referendums are one way to manage it » (8). Le processus de dégradation de la démocracie libérale dans les pays mentionnés ci-dessus (et d’autres qui pourraient s’ajouter à la liste dans les prochaines annéees) paraît doublement dangereux dans la mesure où il est en même temps subtil et imperceptible et a lieu intramuros: « This is how elected democrats subvert democracy — packing and “weaponizing” the courts and other neutral agencies, buying off the media and the private sector (or bullying them into silence), and rewriting the rules of politics to tilt the playing field against opponents. The tragic paradox of the electoral route to authoritarianism is that democracy’s assassins use the very institutions of democracy — gradually, subtly, and even legally — to kill it » (9). Natan Saransky, qui subit une peine de prison en URSS, écrit que « elections are not a true test of democracy. They are an instrument, one that can be applied well or badly (…). That is why elections are never the beginning of the democratic process. Only when the basic institutions that protect society are firmly in place —such as a free press, the rule of law, independent courts, political parties— can free elections be held » (10). Cet auteur ajoute que pour renforcer une société basée sur la liberté, vis-à-vis d’une société fondée sur la peur, nous avons besoin de la « moral clarity », c’est à dire que nous devons démasquer les démagogues qui envoûtent les masses aves des solutions faciles pour des problèmes complexes, afin de montrer vraiment ce que c’est une société libérale et ouverte face à ceux qui veulent la pervertir. « In Hungary, Poland and elsewhere, ruling parties (…) defend “Christian values” against Middle Eastern migrants, denounce the “eurocrats”, and extol the purity of national heritage. In their political imagination, the network is down. And in asserting these nationalisms, they deny ethnic and religious minorities like the Roma or Muslims an equal place within the nation » (11).
Cette attaque biaisée dirigée contre les institutions européennes et contre les valeurs qu’elles incarnent n’émerge pas ex nihilo. Il se nourrit de ce que David Goodhart appelle « the great divide » entre somewheres et anywheres. Les premiers « are more rooted and usually have “ascribed” identities (…) based on group belonging and particular places, which is why they often find rapid change more unsettling. One core group of Somewheres have been called the “left behind” –mainly older white working class men with little education » (12). Les deuxièmes, qu’il dénome aussi Global Villagers, « place a high value on autonomy, mobility and novelty and a much lower value on group identity, tradition and national social contracts (…). Most Anywheres are comfortable with immigration, European integration and the spread of human rights legislation, all of which tend to dilute the claims of national citizenship » (13). Goodhart invente cette terminologie pour expliquer le Brexit, mais son apport transcende ce cas particulier devenant heuristiquement fertile pour des nombreux domaines, valable aussi pour la vision de la solidarité et le débat sur sa primauté sur les intérêts nationaux.
Néanmoins, il s’agit de « types idéaux » lorsque l’on parle des Somewheres et Anywheres. En réalité, personne n’est ni Somewhere ni Anywhere à cent pour cent, ni tout à fait cosmopolite ni absolument souverainiste : ce sont des identités dominées à des degrés divers par une ou l’autre vision du monde. Ainsi, Goodhart ajoute un troisième élément au binôme : les Inbetweeners, pour définir ceux qui s’identifient avec les valeurs de tous les deux champs d’une façon équilibrée ou partielle. Il estime que ce groupe représente dans le cas du Royaume Uni environ la moitié de la population. Il ajoute, finalement, que les Somewheres, plus que défendre des postulats anti-immigration, sont plutôt des ennemis acharnés de l’immigration massive, surtout lorsqu’elle arrive de milieux culturels trop distincts.
Ainsi, les gouvernements illibéraux qui ont germé en Europe, ou les éclosions illibérales qui ont apparu dans les autres gouvernements plus démocratiques, s’appuient sur une citoyenneté principalement Somewhere.
Elle devient la cible des messages qui cherchent à accroître la peur instinctive envers l’inconnu ou le différent pour déclencher des réactions de rejet, même si la situation n’est pas si critique comme invoquent les détenteurs monopolistes des médias. Or, « à partir du moment où une population a peur, c’est la réalité de la peur qui doit être prise en considération plus que la réalité de la menace » (14). D’ailleurs, pour expliquer toutes ces flambées de xénophobie face à l’immigration qui menacent le réseau de solidarité que l’UE a essayé de construire, il serait nécessaire d’approfondir dans les perceptions et dans la réalité des flux migratoires massifs qui ont eu lieu dans les dernières décennies. Matthew Godwin appelle ce phénomène « cultural displacement ». Par ailleurs, « objective economic indicators such as income have only a weak effect or none at all when it comes to explaining the appeal of national populism (…) [it’s more about people’s] anxieties about how immigration and a new era of rapid ethnic change are transforming their nations, threatening established ways of life and identities » (15). Ainsi, « when identity politics predominates, populists will prosper » (16). Le populisme est appuyé en effet par tous ceux qui pensent que le passé est préférable au présent parce qu’ils envisagent l’avenir comme encore plus sombre. Il s’agit notamment des personnes qui dans bien des cas ne votaient pas aux élections et qui le font maintenant parce qu’ils veulent aussi s’asseoir à la table où les décisions sont prises. Ils ne souhaitent pas descendre du train, mais préfèrent le ralentir et saisir le tableau du bord. D’autre part, les tentatives d’acculturation des gouvernements occidentaux ont eu un dénouement inégal, et nous avons constaté dans beaucoup d’occasions que les immigrants furent imperméables à ces initiatives, ce qui a abouti à un multiculturalisme plutôt opposé à l’intégration. « The problem of Western societies is more often than not the second and third-generation young immigrants — these people were expected to be well integrated as equal members of these societies but they, on the contrary, ended up revolting against their country of adoption» (17), ceci est un autre problème que subit l’Europe, le terrorisme dit « home-grown ». En réfléchissant sur ce phénomène de déracinement, Bruce Bawer écrit: « Thanks in some cases to abuse of the welfare system, in other cases to hard work, and in many cases to both, millions of European Muslim parents have been able to give their children comfortable, prosperous lives. Yet many of these children have been raised to despise the societies that have made this comfort and prosperity possible. Polls show that young European Muslims today — even those born in Europe — identify more with their ancestral homelands than with the countries whose passports they carry » (18). Il y a eu, donc, un échec à l’égard de l’assimilation culturelle des entiers cohortes de fils d’immigrants par des raisons diverses : la « ghettoïsation » et le rejet, mais aussi l’auto-exclusion à cause notamment de motifs religieux.
De nombreux pays européens n’ont pas su faire face à ces défis d’une manière énergique, avec la légitimité qui découle de la défense des droits de l’homme dans tous les domaines, y compris le groupe familial. Un tel laxisme à l’heure de la résolution de ce défi culturel a certainement aidé à transformer l’Europe en un pôle d’attraction d’immigrants : « Part of the attractiveness of settling in Europe in the first place had been the understanding that Europeans would accept foreigners as they were. And Europe had done just that. But if foreigners remained as they were, if they kept their non-European identity, they would get only halting access to the economy, the civilization, the institutions that they had come to Europe for in the first place » (19).
En définitive, l’Europe a incubé pendant des années un problème qui est devenu intraitable, et les partis « mainstream » l’ont ignoré en tournant le dos à une certaine sensibilité citoyenne, notamment chez les secteurs les plus défavorisés, citoyens qui habitent dans les quartiers où les frictions interculturelles sont très répandues.
Par ailleurs, le langage politiquement correct a envahi les discours politiques depuis de nombreuses années, en enjolivant la réalité avec une formule qui ignore les côtés les plus obscurs. Or, ceci n’était pas le discours qui parcourait les conversations dans les rues des grands noyaux urbains, où le phénomène migratoire est plus évident. « The upsides of migration have become easy to talk about: to simply nod to them is to express values of openness, tolerance and broad-mindedness. Yet to nod to, let alone express, the downsides of immigration is to invite accusations of close-mindedness and intolerance, xenophobia and barely disguised racism. All of which leaves the attitude of the majority of the public almost impossible to express » (20). Cette incapacité, ou manque de volonté, pour canaliser les préoccupations légitimes d’une partie considérable des citoyens a fourni des armes aux populistes, aux « trafiquants de démagogie à bon marché » (Sandro Gozi dixit), qui ont levé le drapeau de l’anti-immigration en balayant toutes les nuances, gradations et subtilités qu’exige cet enjeu, toujours conscients que le terrain y est propice: « Many individuals live in a constant dread in a world where all social, political and economic forces determining their lives seem opaque. As globalized and volatile markets restrict nation states’ autonomy of action, and refugees and immigrants challenge dominant ideas of citizenship, national culture and tradition, the swamp of fear and insecurity expands (…). Islamophobia can only flourish in these circumstances, empowering demagogues just as popular anti-Semitism did during the crises of modernizing Europe » (21). La xénophobie est souvant une soupape d’échappement servant à diriger le mécontentement vers un bouc émissaire: « There may be unresolved tensions among members of a group, and whenever those tensions come to the surface, the scapegoat is the perfect outlet » (22). On exploite le biais du groupe excluant (« in-group bias ») et l’ethnocentrisme avec des buts illégitimes et fallacieux, en étant conscients qu’il est enraciné dans la psyché humaine : « All cooperative groups must protect themselves from exploitation. This requires the ability to distinguish Us from Them, and the tendency to favour Us over Them. While there are some rare individuals who treat strangers like family, there are no human societies in which this is the norm, and for good reason. Such a society would be an open-access resource pump, waiting to shower its treasures upon any strangers who arrive at its doorstep » (23). L’indésirable dénouement, à savoir une société non solidaire, fragmentée à l’interne, traversée par la méfiance et l’incompréhension, n’est pas facile à réparer. Quoi qu’il en soit, Il faut le faire par un rapprochement vers la réalité pour tenter de reconduire l’inquiétude ou l’indignation vers un sentier avec plus de compréhension et tolérance, sans oublier de mettre en œuvre de réformes pour changer l’état des choses qui fut à l’origine de ce malaise social. « Nous ne pouvons utiliser uniquement le cœur, mais nous ne devons pas nous laisser guider par la peur. Il faut trouver le juste milieu » (24).
Nous ne devons pas combattre la politique du vide avec des fantaisies qui ignorent la réalité. Dans « The Politics of Void », Adrian Pabst écrivait: « Identity politics focuses on the values of individuals or separate groups rather than on what people share as citizens, and what binds them together as members of national communities. By privileging difference over common bonds, it supplants a sense of belonging and shifts the character of politics in four ways: first, from contribution and sacrifice to a culture of victimhood; second, from building a common life to a politics of protest; third, from the struggles of representative democracy to direct action; and finally, from collective agency to narcissistic groupthink that is amplified by the echo chambers of social media » (25). Il s’impose de créer un récit alternatif au discours populiste qui cherche toujours à changer les règles du jeu de façon illégitime en bafouant les procédures établies, en semant les germes de la discorde à l’intérieur du demos, en encourageant ce que Jack London aurait appelé « the call of the wild ». Emery Reves, injustement oublié aujourd’hui, écrivit en 1945 :
Nationalism is a herd instinct. It is one of many manifestations of that tribal instinct which is one of the deepest and most constant characteristics of man as a social creature. It is a collective inferiority complex that gives comforting reactions to individual fear, loneliness, weakness, inability, insecurity, helplessness, seeking refuge in exaggerated consciousness and pride of belonging to a certain group of people (…). In the long evolution of human society, the “in-group drive” was transferred from the family to the tribe, village, city, province, religion, and dynasty — up to modern nations. The object is always different. But the emotional herd instinct remains the same (26).
Mettre un terme à ces pulsions primaires est une tâche compliquée, mais nécessaire car la stabilité même de l’UE en tant que projet commun est en jeu. Ce populisme qui sape les fondements de la construction européenne a, d’après Sandro Gozi, trois dimensions : 1) ethnique, la plus primaire, avec un élément identitaire suprématiste ; 2) économique, qui serre les rangs devant la baisse du niveau de vie et la clôture de la progression générationnelle ; 3) intergénérationnelle, où la confrontation se poursuit dans le champ de bataille interne, entre jeunes et aînés, précaires et baby-boomers ou fonctionnaires. C’est indubitable qu’il existe un fil conducteur qui fait pression dans le continent et tout le monde occidental sous la forme de la peur face aux incertitudes, la colère face à l’ordre établi et le repli sur ce qui est le plus proche. C’est un sentiment partagé par des vastes milieux sociaux qui disent ne pas être bien représentés ou suffisamment autonomisés pour des événements qu’ils perçoivent comme incontrôlables ; c’est le cas de la globalisation, l’intégration européenne ou l’immigration. C’est dans ce contexte de mépris qu’ils décident donc d’aborder tous ces enjeux en bouleversant l’ordre libéral, même si cela entraîne devoir tomber dans la propagande ou la post-vérité.
Comme Olivier Bergau nous rappelle dans « La crise de solidarités », l’implémentation d’un espace sans frontières internes est à l’origine de l’impératif de solidarité parmi les États membres qui ont besoin d’un plan de redistribution des personnes déplacées pour faire face au phénomène des courants migratoires. Ce qui n’est pas toutefois sans intérêt, c’est le fait que la dite répartition est « à la fois la forme la plus naturelle de solidarité et celle qui a rencontré le plus de résistance » (27). Après le point culminant de la crise migratoire, l’UE établit une formule temporaire de relocalisation, ce qui comporta le premier pas dans la mise en œuvre des mécanismes de partage équitable des demandeurs d’asile : « le défi est maintenant de transformer cette solidarité ad hoc en une solidarité structurée, mais les obstacles restent nombreux » (28). L’un de ces obstacles fut le rejet immédiat de cette politique par la Hongrie, la Pologne et la Tchéquie. Ces pays du groupe de Višegrad, n’ont pas voulu subsumer la partie aliquote qui les appartient à l’égard de cette redistribution d’immigrants. Ce que ces États ne devraient pas alléguer, pourtant, c’est qu’il y a eu du désistement général de la part de l’UE, car elle avait, au contraire, investi dans des diverses matériaux et dispositifs humains pour affronter la crise migratoire là où ces biens étaient plus nécessaires, notamment dans les pays récepteurs de flux, comme l’Italie ou la Grèce. De plus, des politiques de coopération avec les pays d’origine des flux ont été créées. Cela inclut, par exemple, des initiatives de financement de projets pour le développement et la régulation rigoureuse des demandes d’asile, sachant qu’une partie non négligeable du PIB de ces pays provient des remises des citoyens émigrés. Comme Emmanuel Macron a écrit dans son livre Révolution, « nous devons développer une politique coordonnée d’aide au développement vis-à-vis de ces mêmes pays, afin de les aider à gérer eux-mêmes les flux de réfugiés » (29). Enfin, Bergau soutient que « dans les circonstances actuelles, l’Union Européenne doit continuer à travailler pour que les conditions de nécessité, équité et confiance qui sont les éléments de base d’une politique migratoire solidaire soient réunies sans jouer sur les craintes et sans angélisme » (30). C’est une nécessité à l’intérieur « en prônant au nom des valeurs européennes et de la solidarité, la réforme du régime d’asile, la mise en place d’un mécanisme de gestion des demandeurs d’asile au sein de l’espace Schengen et la réforme de l’accord du Dublin » (31) outre les initiatives déjà mentionnées de coopération avec des pays tiers.
Pour faire face à l’inégalité de niveau de revenu parmi les États membres, nous avons besoin d’utiliser les fonds structurels, en mettant en œuvre des mesures pour accélérer la cohésion inter-régionale, sans oublier le budget communautaire et son rôle distributif. Il n’y aura pas de croissance sans investissements. Or, si nous souhaitons encourager l’investissement, nous avons besoin aussi de la stabilité politique, d’une administration européenne plus dynamique, des avancées dans les défis que posent toujours la numérisation et les nouvelles énergies, en plus d’une amélioration du capital humain à travers des politiques d’éducation et santé, en étant ouverts aux rythmes que l’esprit entrepreneur impose. D’après le professeur Sidjanski, les politiques d’austérité imposées par l’Allemagne ne sont pas le chemin correct, car elles provoquent des crevasses dans le tissu communautaire et accentuent la disparité de l’axe Nord-Sud, à ce que nous devons ajouter la fracture entre Est et Ouest déjà mentionnée à l’égard des glissements autoritaires des pays comme la Pologne ou la Hongrie, qui « continuent entretemps à profiter de l’aide des fonds structurels » (32).
La solidarité est et doit rester au cœur du principe fondateur de l’UE. Comme Constantin Stephanou nous le rappelle, le choix initial du nom « communauté » est censé nous évoquer la dichotomie de Ferdinand Tönnies entre Gemeinschaft et Gesellschaft, la première étant celle qui incarne les valeurs de la solidarité. Le budget de l’Union se configure comme le principal axe financier d’action solidaire en raison de sa virtualité cohésive. Or, compte tenu de la rupture de la confiance mutuelle, ce serait peut-être prudent « d’introduire dans le règlement financier applicable au budget de la zone euro des conditionnalités économiques et politiques pour l’engagement de certaines dépenses » (33).
Par ailleurs, Sandro Gozi constate avec préoccupation que « la crise en Europe a débouché sur une sérieuse et réelle régression démocratique et institutionnelle » (34). L’ennemi principal, d’après lui, c’est « l’Europe de l’indifférence » (Alberto Moravia dixit) qui est emprisonnée par la ‘dictature de l’urgence’, cultivée par les élites technocratiques d’une bureaucratie communautaire qui ne se montre préoccupée que par les indicateurs macroéconomiques avec une vision à court terme. Mais ce n’est pas de la politique. C’est de la comptabilité » (35). Face à cet enjeu, il défend une politique réformiste transnationale qui laisse derrière les politiques d’austérité conservatrices. Partager les risques parmi les pays intensifierait l’efficacité de l’action politique et économique mais, Gozi nous avertit, « à une plus grande solidarité européenne devra correspondre une plus grande responsabilité de chacun pays » (36). Cette nouvelle politique économique devra accorder la priorité à la croissance et les investissements comme synergie concomitante pour fournir le résultat d’un meilleur taux d’emploi. Les investissements doivent être focalisés sur les nouvelles énergies, la numérisation, les transports et les télécommunications, la recherche et l’éducation. L’initiative privée joue un rôle important dans cette nouvelle étape, mais elle ne suffit pas car « nous avons besoin d’un État novateur, capable non seulement de pourvoir aux lacunes des acteurs privés, mais surtout de relever des défis » (37).
De cette manière, nous pouvons conclure que tous ces défis communautaires ne pourront jamais être efficacement affrontés sans la coopération de tous les membres du bloc et sans davantage de solidarité. Il nous faut en effet revenir à la solidarité sur trois niveaux : entre les États membres, entre les citoyens européens et entre les générations. La solidarité reste en plus le meilleur instrument pour arriver à une Union plus inclusive, une Union qui sache accueillir les différences dans le respect d’une identité commune. Espérons donc qu’elle pourra prendre forme prochainement à la suite des élections européennes en 2019.
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