Azerbaïdjan : un cas de syndrome hollandais avéré ?

by Edouard Pontoizeau – Montréal

Une épidémie économique fait rage depuis des décennies, affectant la majorité des économies rentières des hydrocarbures. Certains l’appellent « maladie hollandaise », tandis que d’autres la surnomment le « syndrome hollandais », et enfin les plus savants parlent de « Syndrome de Groningen », en référence au premier cas d’étude dont il a été fait acte pour théoriser ce phénomène.

En effet, il est aujourd’hui devenu impensable d’aborder l’État rentier sans l’associer à la logique du syndrome hollandais, il s’agit d’un mécanisme de désindustrialisation massive (manufacture, industrie à moyenne/petite valeur ajoutée) issue de la forte hausse de la monnaie relative à l’exportation importante de pétrole [1]. D’autres facteurs, nous le verrons à l’issue de cet article , sont aussi à noter pour expliquer ce phénomène assez contre-intuitif.

  • Qu’est-ce qu’un état rentier ?

Il s’agit avant toute chose de définir clairement les termes de notre cadre d’étude, qui est celui d’un État rentier : l’Azerbaïdjan.

Quatre caractéristiques définissent un État rentier. 1) La prédominance d’une rente de situation. 2) Une économie massivement fondée sur des revenus venant de pays étrangers, ce qui ne nécessite donc pas un secteur productif national fort. 3) Seule une petite partie de la population active est impliquée dans la génération de la rente. 4) Le gouvernement est le principal bénéficiaire de la rente externe [2].

Le schéma ci-dessous illustre une prédominance claire d’une rente de situation, ainsi qu’une économie massivement fondée sur des revenus venant de pays étrangers. Le développement de ce secteur productif fort, nous le verrons, s’effectue très souvent au détriment des autres secteurs d’activité.

Le troisième point relève une autre tendance, celle de la faible participation de la population active dans la génération de la rente, qui puis est la faible proportion de la population nationale dans l’industrie gazière et pétrolière. En effet, l’industrie gazière et pétrolière n’embauche que relativement peu d’employés en réalité sur le moyen/long terme [2].

Enfin, cet État rentier se repose sur une structure bien ficelée de ce qui peut être un système hybride en terme de gouvernance de la rente.

D’une part, une compagnie d’État, le State Oil Company of Azerbaijan Republic (SOCAR), qui est la seule compagnie qui supervise les « consortiums » internationaux, et qui accorde les concessions d’exploitation (et de transit) des matières premières. En d’autres termes, il représente les intérêts de l’État azerbaïdjanais pour ce qui a trait à l’industrie gazière et pétrolière avec les compagnies pétrolières étrangères (CPE).

D’autre part, un fond souverain, le State Oil Fund of Azerbaijan (SOFAZ), est un fond de stabilisation ayant une politique singulière en matière de gestion des fonds accumulés par les recettes de la rente pétrolière. Cette institution a été fondée à l’initiative du président azéri Heydar Aliyev, en 1999, à la suite de la forte baisse des prix du pétrole durant les années 1990. Le SOFAZ est la première agence gouvernementale à être récompensée par le United Nations Public Service Award parmi les pays d’Europe de l’Est et de la CEI, ses activités ayant quant à elles commencé en 2001[3].

La volonté d’Heydar, puis de Ilham Aliyev, de contrôler a minima la corruption qui gangrenait de façon systémique l’industrie de l’extraction pétrolière, et qui pouvait porter atteinte au développement du secteur pétrolier est un des éléments essentiels de l’édification de ce fond. Il s’agit pour l’Azerbaïdjan de faire valoir ses capacités à lutter contre l’opacité de son propre système et d’améliorer son image en vue de crédibiliser l’approche de l’État azéri vis-à-vis de ses futurs partenaires [3].

Cependant, les hauts fonctionnaires sont nommés par le Conseil d’Administration, et par « décret » du président. En réalité, ce sont principalement les proches de la famille Aliyev qui ont des postes importants dans l’ensemble des organismes d’État [4], cela venant d’emblée réduire les chances d’une gouvernance saine.

  • Le syndrome hollandais, le cas de l’Azerbaïdjan ?

L’incapacité d’avoir une économie diversifiée se caractérise par un secteur pétrolier et gazier ayant les effets paradoxaux de constituer un trou noir pour l’ensemble de l’économie.

Déjà évoquée dans un précédent article, l’économie de l’Azerbaïdjan s’est tournée en très peu de temps vers le secteur le plus lucratif et surtout le plus facile à faire émerger. Néanmoins, cela contraint durablement l’Azerbaïdjan à s’en tenir à ces revenus, notamment parce que ce phénomène d’incapacité de diversification résulte d’un mécanisme vicieux de répartition des ressources, qui assurait aux compagnies concessionnaires une rente anormalement élevée et une forme de « prise d’otage des investissements » d’une part [5], et d’autre part un modèle de distribution ayant avant tout pour but le maintien de régime en place, plutôt qu’une dynamisation d’autres secteurs d’activité [5]. En effet, la recherche du gain politique, la « neutralisation » des corps sociaux l’emportent sur la relance réelle de l’économie, comme nous allons le voir à la fin de cet article.

Cela a néanmoins rapidement fait éclore divers problèmes, la corruption, la faible capacité de contrôler les dépenses publiques, et une désindustrialisation accrue du nord de l’Azerbaïdjan.

Ces phénomènes sont en partie imputables à cette maladie étrange évoquée en introduction de ce papier : le syndrome hollandais. Ce dernier est couplé à la mauvaise gouvernance énoncée plus haut, et a pour symptôme trois éléments constitutifs :

1) L’absorption (ou glissement) de la main-d’œuvre qualifiée vers le secteur pétrolier (considéré comme plus attractif), 2) l’augmentation des revenus et donc de la demande (hausse des prix), l’État investissant principalement dans les infrastructures et va provoquer une seconde hausse des prix au détriment des industries peu compétitives (et qui paieront plus chers leurs fournisseurs) [1] 3) enfin, nous observons une forte hausse de la monnaie relative à l’exportation importante de pétrole, elle-même constituée par une forte augmentation de la demande de devise azerbaïdjanaise, puis des importations (notamment dans le domaine de la construction et des biens d’équipements) [6].

L’absorption de la main-d’œuvre qualifiée, notamment dans le domaine de l’industrie, a pour effet d’augmenter considérablement le revenu moyen des ingénieurs certes, mais de déplacer les cellules grises en formation vers les secteurs le plus lucratif, au détriment des autres secteurs industriels [1]. Cela se manifeste donc par une perte de compétitivité a posteriori de l’industrie non pétrolière, se trouvant rapidement déclassée par rapport au secteur des hydrocarbures.

  • Une économie irréformable ?

Ne soyons pas si alarmistes, mais ce n’est pas être Cassandre que de s’inquiéter de l’avenir des États rentiers, notamment à la vue de certains désastres ou crises actuelles (Nauru, Venezuela, Algérie).

L’économie azerbaïdjanaise peut être largement simplifiée à la distribution des recettes de la rente pétrolière/gazière [7]. En conséquence de cela, la santé macroéconomique de l’Azerbaïdjan, et donc celle de la majorité des agents économiques, s’est vu être très dépendante de la distribution des recettes de la rente providentielle [7]. Le comportement des acteurs économiques et sociaux s’est profondément modifié à la vue de cette manne, emportant son lot de matérialisme, de mercantilisme et de monétarisation de la société azerbaïdjanaise (semblable à d’autres pays postsoviétiques) [8]. Ainsi, le tissu social s’est largement épris de compromis avec l’État, seul détenteur du magot. Cela s’apparente à un rapport de clientélisme généralisé, allant des élites gravitant au pouvoir, à l’ensemble des corps sociaux [5]. Énoncé ainsi, le syndrome hollandais a donc un effet non seulement économique, mais aussi social et politique certain.

À ce point, s’ajoutent les affres d’une transition économique difficile. Bien que les lourdes difficultés de la transition économique azerbaïdjanaise fussent largement compensées par l’afflux de fonds issus de la rente providentielle, les secteurs non rentables de l’époque soviétique (industrie lourde et secteurs reliés au projet de « division de la planification soviétique ») furent irrémédiablement endommagés [9].

Bien que ces industries aient profité, dans le cas de l’Azerbaïdjan, de largesses financières permettant de garder une certaine activité (a minima) de ces entreprises, celles-ci n’ont pas su se préserver de l’estampille de « nécroéconomie » [9] [10]. Cela s’explique par la capture des d’une partie significative des aides du gouvernement par les « managers » des ateliers/usines, et la faible implication des investisseurs étrangers dans les secteurs d’activité hors pétrole [11]. De plus, le gouvernement semble davantage d’éviter les conflits sociaux, pratiquer un réalisme politique, et s’apparente à l’achat de la paix sociale plutôt qu’une réelle volonté de relancer l’industrie azerbaïdjanaise [10].

Enfin, bien que cela soit traité séparément des autres mécanismes du syndrome hollandais par Corden et Neary, la monnaie fut un facteur déterminant de la désindustrialisation quasi définitive de l’Azerbaïdjan. La hausse brutale de la monnaie a fait perdre toute forme de compétitivité à une industrie principalement manufacturière (et de matériaux semi-finis) et qui exportait la quasi-totalité des marchandises au sein de la CEI.

Le dernier élément logique étant le fait que ces mêmes industries doivent calquer les salaires sur ceux ayant cours dans les secteurs d’activité dynamiques (services, finances et hydrocarbures). Les intrants revenants bien plus chers, et le coût de production étant plus élevé à cause de la hausse sectorielle des salaires, la production locale n’est par conséquent plus compétitive en termes de prix. Les produits étrangers (notamment chinois et turcs) ont donc devancé nettement les produits locaux à mesure que le manat (monnaie ayant cours en Azerbaïdjan) gagnait en valeur.

En conclusion, l’Azerbaïdjan paraît ainsi être un cas de pays subissant les revers de la fortune des États rentiers. L’ensemble des effets pervers du syndrome hollandais et la dépendance accrue aux secteurs des hydrocarbures se compare aisément à une drogue dont il est très difficile de se défaire…

L’Eurovision 2015, la F1 et d’autres activités ou sponsoring de grande envergure n’aspirent pas à une véritable confiance des investisseurs étrangers, se contentant encore très largement d’investir dans le secteur stratégique et peu risqué du pétrole et du gaz.

Une fenêtre d’opportunité se dessine toutefois, celle de la Route de la Soie, que la Chine souhaite mener telles une revanche sur l’Histoire et une reconquête économique sur l’espace Eurasiatique. L’émergence de cette nouvelle Route de la Soie entre l’Europe et la Chine semble destiner Bakou à devenir l’un de ces points de passage névralgique de marchandises et de capitaux.

Est-ce là une possibilité de sortir de cette visière fermée de la situation de rente ?

Bibliographie

[1] CORDEN Max W. & NEARY Peter J..1982. “Booming sector and de-industrialisation. In a small open economy.”

[2] EL BEBLAWI, Hazem & LUCIANI, Giacomo, The Rentier State in the Arab World, dans Giacomo Luciani (éd.), The Arab State, Londres, Routledge, 1990

[3] MITCHELL, V. John & STEVENS, Paul. 2008. “Resources Depletion, Dependence and Development: Can Theory Help?”. Edition Chatham House. (p.56, 57).

[4] AVIOUTSKII, Viatcheslav. 2007. « Les clans en Azerbaïdjan ». Le Courrier des pays de l’Est/5 (n° 1063), p. 67-79.

[5] PONTOIZEAU, Edouard. 2018. L’Azerbaïdjan : de la rente pétrolière à la corruption généralisée. Mémoire – Université de Montréal.

[6] COVILLE, Thierry. 2008. « L’Azerbaïdjan où comment gérer la formidable hausse des prix du pétrole », dans MAKINSKY, Michel & VINATIER, Laurent. 2008. « L’Azerbaïdjan – Au centre d’enjeux globaux ». Revue EurOrient N°28. pp.177-184 (DK697.69 A94).

[7] DUFY, Caroline & THIRIOT Céline. 2013. « Les apories de la transitologie : quelques pistes de recherche à la lumière d’exemples africains et postsoviétiques », Revue internationale de politique comparée 2013/3 (Vol. 20), p. 19-40. DOI 10.3917/ripc.203.0019

[8] ROBERTS, Graham H. 2008. « Signes Extérieurs de Richesse : Argent et Représentations dans la Russie Post-Soviétique » dans : S. Vatanpour (ed.), L’Argent et la Monnaie: Représentations et Concepts (Lille: Presses Universitaires de Lille-3), pp. 85-94. Lille.

[9] PAPAVA, Vladimer. 2011. « Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie vingt ans de transition économique ». Centre d’études et de recherches sur le Proche-Orient | « Les Cahiers de l’Orient ».

[10] HASANOV, Rasim. 2009. ““Management in Transition economies” : An Azerbaijan Republic case study . Revue, The Caucasus & Globalizaion.

[11] ANDREFF, Wladimir. 2007. « Économie de la transition : La transformation des économies planifiées en économies de marché ». Edition Bréal.

 

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