Odessa, ou la dynamique de l’autonomie de l’action publique.

By Edouard Pontoizeau – Montreal.

Odessa est bâti sur les reliquats de civilisations antiques : grecques, scythes entre autres. Elle n’est pourtant apparue sur les cartes qu’en 1794, sous l’impulsion de Catherine II. Alors qu’il s’agissait d’un port stratégique pour contrer l’influence ottomane et prendre pied sur les mers chaudes, la ville devint rapidement un carrefour commercial important entre l’Asie, le Moyen-Orient et l’Europe. Il n’est pas rare d’ailleurs d’entendre parler d’Odessa autant comme d’une ville d’Europe de l’Est, qu’un port levantin ou d’une étape de la route vers l’orient.

Il a depuis été le plus grand port commercial des rives septentrionales de la Mer Noire. De nombreux écrits et romans ont mythifié le caractère mystérieux, insaisissable et profondément singulier de ce qui n’était qu’un comptoir grec à l’origine [1].

Cet article propose de plonger dans l’intrigue d’Odessa, en tentant de saisir ce miracle économique. Il s’agira d’utiliser la même méthode que dans le précédent article : « Bakou, d’un vestige soviétique à un hub compétitif, l’action publique étatique au cœur de l’innovation ». Le but est de mettre en l’avant les caractéristiques d’un design institutionnel unique et innovant dans le cadre du complexe industrialo-portuaire (IP).

Dans un premier temps, nous ferons brièvement appel à l’histoire pour replacer dans son contexte le développement d’un port dont les activités ne semblent jamais s’essouffler, ceci en dépit de toutes les crises actuelles en Ukraine.

Dans un second temps, il s’agira de développer la notion d’innovation propre au port d’Odessa, en analysant les caractéristiques techniques et organisationnelles de ce complexe IP, et bien entendu son positionnement stratégique.

Enfin, et c’est l’objectif central de cet article, il s’agira d’évaluer le degré de cohérence de l’action politique par rapport au contexte économique et politique ukrainien et odessite, et celui d’action collective internationale.

L’intérêt conceptuel et méthodologique d’Odessa comme cas d’étude tient à la faiblesse de l’État ukrainien et à la capacité du port de s’autogérer. De ce fait, la cohérence de l’action publique prend une forme particulière dans ce contexte national complexe. Nous émettons ici l’hypothèse que la cohérence de l’action publique réside dans cette autonomie organisationnelle/institutionnelle, et donc décisionnelle d’Odessa par rapport à Kiev, à la différence de l’État stratège azerbaïdjanais observé pour Bakou. Pour vérifier l’hypothèse d’une organisation autonome et locale, nous nous appuierons dans cet article sur la pensée fonctionnaliste des « sous-systèmes » de Niklas Luhmann.

A contrario du cas de l’État stratège en Azerbaïdjan, les travaux de Luhmann vont ici nous permettre de rendre compte des réalités politiques odessites en nous appuyant plus précisément sur les « sous-systèmes », qu’il théorise dans son œuvre « Les Systèmes Sociaux ».

Selon ce sociologue allemand du XXe siècle, il est pertinent de parler de systèmes sociaux autopoïétiques dans leur environnement avec lesquels ils interagissent Le système social autopéïtique constitue le « sous-système » autonome, pour nous ici Odessa, dont nous allons développer la signification tout au long de ce papier. L’environnement, quant à lui, est le « système global » et l’effet de ses interactions avec le « sous-système ». Nous identifierons ici l’environnement à l’État ukrainien et à l’influence russe sur la région. Spécialiste des systèmes sociaux avec une culture multidisciplinaire rare, Luhmann propose un modèle qui se traduit concrètement sous la forme de « sous-systèmes autonomes » différenciés inscrits dans des systèmes plus larges constituant leur environnement immédiat. Il s’agira de facto de s’intéresser à la structure politique fédérale ukrainienne dont le modèle des systèmes sociaux éclaire le fonctionnement.

Une question brève pour nous lancer dans le vif du sujet : Odessa, une ville portuaire stratège, ou un modèle d’autonomie institutionnelle ?

 

  • Une vie sans cesse renouvelée.

Il est difficile de parler ici de « vestige soviétique ». Odessa a toujours vécu une vie à part de l’Empire russe et de l’Union soviétique. Elle a connu une période douloureuse durant la Seconde Guerre mondiale avec les tristement célèbres Massacres d’Odessa, puis une partie de la période stalinienne.

En Europe, il est souvent fait mention de cette ville comme de la « Marseille d’Ukraine », en particulier grâce à son climat méditerranéen, sa vie culturelle, son art de vivre, son cosmopolitisme proverbial… mais aussi par son haut niveau de criminalité. À Odessa, la culture prend une place prépondérante depuis les premières décennies de sa fondation. Le passage de plumes légendaires tels Pouchkine et Babel, l’Opéra majestueux surplombant la baie et les nombreux théâtres dans les artères de la ville font d’Odessa un lieu d’une vitalité extraordinaire.

Témoin d’une prospérité sans égale sur la Mer Noire, le port d’Odessa abrite le plus grand marché non couvert d’Europe, sur la 7e Avenue. Ceci n’est pas anecdotique, car ce marché foisonne de marchandises qui viennent autant d’Europe que de Chine.

Au-delà du carrefour commercial, il est important de noter qu’Odessa est un centre industriel, et une zone de distribution énergétique depuis des décennies. Ceci, nous le verrons, est une des activités les plus importantes du complexe industrialo-portuaire (IP).

Bien que la constitution des zones franches soit en général portée par des enjeux de diversification économique, Odessa a pour particularité de ne pas présenter de problème de cet ordre. L’enjeu est plutôt de mener à bien une reconversion économique afin de gagner en compétitivité, et de réduire les monopoles industriels parfois à la limite de la légalité. Ce lieu stratégique, même vital pour toute la sous-région de Bessarabie (comprenant la Moldavie, le sud-est de l’Ukraine et le nord-est de la Roumanie) doit en effet être en phase avec les standards mondiaux. Elle ne peut plus indéfiniment s’attacher aux largesses légales qu’offrent l’ensemble des puissances régionales et mondiales… notamment pour ce qui a trait au trafic d’armes [2]

En effet, et c’est là le nœud du problème, Odessa est fortement empreinte de son histoire teintée de criminalité. Isaac Babel, auteur odessite prolifique, dépeint dans son œuvre la réalité criminogène de sa ville [3]. Les activités économiques reposaient largement sur la contrebande, les trafics en tout genre et ne cessait de défier les autorités étrangères, la Russie n’ayant pas été spécialement combative pour lutter contre le crime organisé d’Odessa [2].

Au crépuscule de l’Union soviétique, Odessa devint rapidement la vitrine du trafic d’armes venant de l’espace postsoviétique, en profitant notamment de l’anarchie économique et politique ambiante. De grands films de la culture populaire en font même une égérie de la mafia postsoviétique comme Lord of War.

Le défi se situerait donc au niveau des lacunes en matière de contrôle et de stratégie économique générale, ceci alors que l’attractivité du port est pourtant bien réelle. L’édification de zones manufacturières et touristiques légales et compétitives, ainsi que l’implication des autorités légales dans le processus de développement économique semble être le point central du design institutionnel actuel à Odessa. Bien évidemment, l’objectif est de lier les forces économiques locales à ce projet, dans le but de ne pas être confronté à leur « veto ».

Durant les années 2000 et 2010, rares sont les années où la croissance économique d’Odessa n’était pas à deux chiffres. La situation privilégiée du port et son statut de plus grand port commercial soviétique de la Mer Noire, avec le plus grand terminal pétrolier de la rive ukrainienne, lui ont conféré ce statut de port incontournable sur cette mer [4]. Les projets pharaoniques durant cette même période ont eu pour vocation de moderniser l’économie odessite et de la mettre plus en phase avec la demande économique régionale, tout en proposant des alternatives économiques à l’industrie portuaire dont la ville est largement rentière.

Dernier élément, et qui sera crucial dans la compréhension de ce cas d’étude, il s’agira de cerner le concept d’autopoïèse, autrement dit d’autonomisation d’un sous-système se renouvelant par lui-même [5] [6], car le génie d’Odessa fut de toujours se construire par elle-même.

 

  • L’innovation portuaire
  1. Élargissement et spécialisations de la zone IP

Odessa est un immense port ayant plusieurs activités stratégiques.

Le terminal pétrolier et gazier est une de ces activités essentielles. Les possibilités technologiques du port permettent annuellement d’amarrer près de 25.5 millions de tonnes de pétrole brut et de produits dérivés du pétrole.

Terminal pétrolier du port d’Odessa – http://www.port.odessa.ua/en/

Le terminal pétrolier constitue un élément central de l’activité portuaire d’Odessa. On y compte six postes d’amarrages et canaux d’approche autorisés à accepter des tankers d’une capacité allant jusqu’à 100 000 tonnes d’hydrocarbures [6].

L’activité économique portuaire se base en majeure partie sur l’importation et le traitement/raffinement des hydrocarbures. Ce secteur emploie des milliers de personnes et dynamise la périphérie d’Odessa (car le terminal se situe en banlieue). La présence de l’Université Nationale Polytechnique d’Odessa, dont une partie significative est affiliée au génie chimique dont la transformation des hydrocarbures. Odessa est une sorte de hub de la pétrochimie. De nombreux emplois à forte valeur ajoutée constituent un enjeu socio-économique central pour maintenir les « cerveaux » en Ukraine, ceci malgré la situation générale du pays.

Sa seconde activité réside dans le transit de marchandises provenant majoritairement de Chine et du Sud-Est asiatique, mais aussi d’Europe de l’Ouest : notamment des automobiles et bien ménagés.

L’innovation portuaire se greffe à une infrastructure portuaire déjà unique en son genre. C’est ainsi que, depuis le début de l’année 2009, de nombreux quais de terminaux flambant neufs, reliés à un important et très avancé réseau de transport et de transit, ont émergé de la baie d’Odessa.

Prenons deux cas : celui du Odessa Terminal Holdco et de l’Euroterminal Odessa Project.

Le premier est un quai de terminal dont le coût total du projet se chiffre à hauteur de 130 millions de dollars. Ce nouveau terminal augmentera « la capacité de traitement des conteneurs du port afin de répondre à la demande future de capacité de transport de conteneurs et favorisera le développement du conteneur et de la logistique en Ukraine » [7]. Semblable au cas de Bakou, il s’agit de repositionner les quais de terminaux dans une structure globale de transport maritime et ferroviaire, et d’établir un véritable réseau intermodal.

Le réseau intermodal prend tout son sens avec le second projet, l’Euroterminal Odessa Project, car cette zone sera le premier centre logistique intégré en Ukraine. Il s’agit d’un port maritime pouvant traiter spécifiquement des conteneurs à terre, « ce qui contribue à accroître l’efficacité et la concurrence sur le marché et servira de point de repère pour le développement d’installations similaires dans d’autres ports » [8].

L’objectif in fine est de relier l’ensemble portuaire Odessa – Tchornomorsk – Youjne. Ces deux derniers ports font partie du hub intermodal et constituent une interface maritime de premier plan en Ukraine. Tchornomorsk peut être aisément comparé à Alat dans le cas de Bakou. Autrement dit, ce port peut être qualifié de « petit-frère » du port d’Odessa, un port construit ex nihilo dans les années 1970 et qui a pour objectif d’accroître considérablement le volume de marchandises transitant par l’ensemble portuaire d’Odessa. Situé à 22km d’Odessa, la capacité d’amarrage du port et de transit annuel y est estimée à 32 millions de tonnes. Tchornomorsk joue aussi un rôle important dans l’industrie régionale de la pêche. Concernant Youjne, qui se situe juste au sud d’Odessa, il s’agit du dernier maillon traversé par un important réseau ferroviaire liant Odessa et Tchornomorsk, dans lequel plus de 20 millions de tonnes de marchandises transiteraient par an.

Enfin, le dernier grand secteur d’activité présent à Odessa, et non des moindres : l’économie agraire. Les grands « tchernoziom » (ou terres noires) d’Ukraine et de Moldavie sont depuis des siècles la marque de fabrique du grenier à blé de l’Europe. L’hinterland bessarabique est à la fois réputé pour ces champs incroyablement fertiles et pour la valeur ajoutée du secteur primaire, avec ces vignobles et une apiculture de renommée mondiale [9]. L’intermodalité du port d’Odessa vise à soutenir le transport ferroviaire, et à stimuler cet arrière-pays. Le désenclavement de l’ensemble du pourtour odessite passe par le savant achalandage d’une ouverture vers le monde avec les exportations de ces produits, et la mise en vitrine par le Marché d’Odessa de la 7è Avenue. Symbolique de l’Ukraine, cette concentration agraire est sans nul doute une des activités les plus importantes qu’il est possible de trouver à Odessa [9]. Elle ne cesse d’accroître d’ailleurs avec l’augmentation des capacités portuaires d’Odessa [9].

Illustrations de la métamorphose et du renouveau que le port connaît, ces deux quais de terminaux sont une partie du projet de restructuration du port d’Odessa.

  1. Reconversion des activités portuaires.

La reconversion économique du port d’Odessa est un point qu’il est utile d’aborder dans le cadre de cette étude de cas.

  • Les nouvelles technologies

Le dernier projet important en date est le « Odessa IT Centre ». Ce projet s’attaque à l’un des principaux défis en Ukraine, à savoir le manque de bureaux commerciaux modernes. En outre, le projet devrait contribuer au développement des services informatiques dans la région et améliorer la visibilité d’Odessa comme centre d’affaire régional. L’objectif est aussi de lancer la ville dans un vaste programme d’informatisation des services et de progrès technologique.

En outre, Odessa IT Center, qui est le premier immeuble de bureaux centré sur l’informatique à fournir des services intégrés aux entreprises informatiques, offrira divers services tels que des services gratuits de conseil juridique, financier et professionnel pour les nouvelles entreprises informatiques et des événements de mise en réseau avec des investisseurs. Ces activités renforceront encore les liens au sein du secteur informatique, soutiendront le transfert de compétences et amélioreront la collaboration entre les entreprises opérant dans ce secteur [10].

De la même manière qu’avec l’industrie pétrochimique, l’Université Nationale Polytechnique d’Odessa a investi des fonds importants dans l’élargissement des programmes offerts en génie électronique et informatique. Un design inclusif intéressant se dessine ainsi entre les nouvelles compagnies de nouvelles technologies et de télécommunications, les nouvelles activités disponibles et les instituts odessites liés aux innovations logistiques.

Le lien qui est fait ici démontre une chose importante, la présence d’un bassin de main-d’œuvre hautement qualifiée et une possibilité d’extension des activités économiques.

Il ne s’agira donc pas de se cantonner à une simple zone d’entreposage de produits chinois à destination de l’Europe, mais bien d’échafauder une zone plus complexe, mettant aussi l’emphase sur l’industrie touristique et l’extension de la zone IP permettant de laisser place à un nouveau type d’activité, la haute technologie [10].

  • Le tourisme

Un glissement des activités portuaires s’opère en général dans les ports méditerranéens et de la Mer Noire au profit du secteur du tourisme.

Bien que cela date véritablement du début des années 2000 avec la construction de l’emblématique Odessa Hotel en beau milieu du port d’Odessa, la réactivation du complexe touristique d’Odessa s’est faîtes durant les années 2010. Sur les rives de la baie d’Odessa émergèrent de nombreux hôtels de luxe à proximité du port, dont le réputé « Nemo Hotel », ouvert en 2013 et l’hôtel-palace « Panorama de luxe » ouvert en 2014. La rénovation du port de plaisance est un autre signe du développement de ce secteur d’activité, en plus d’une image résolument tournée vers un secteur touristique devenu à nouveau emblématique. L’application du statut de zone franche à Odessa a permis principalement de stimuler l’activité touristique, et la construction d’« hôtel-boutique ».

  1. La constitution d’une zone franche et d’une simplification juridique.

À propos de la structure économique et politique d’Odessa, celle-ci acquiert un double statut particulier au moment de l’indépendance de l’Ukraine. À l’instar de Bakou aujourd’hui, Odessa est tout d’abord reconnu comme port franc dès le XIXe siècle, puis renouvelle ce statut en 2000 pour vingt-cinq ans [4]. Dans un second temps, Odessa est un oblast, nom des subdivisions politiques fédérales dans la majorité des pays postsoviétiques de langue slave. Ce statut lui confère une forte autonomie organisationnelle et décisionnelle. En plus de l’incapacité notoire de Kiev à centraliser les pouvoirs politiques, Odessa, a son « pré carré » et parvient à s’abstraire a minima des dysfonctionnements de la capitale.

Cependant, les structures administratives, en l’occurrence portuaires, sont marquées par un paradoxe fondamental. L’administration portuaire subit les dérives de réglementations portuaires très complexes et coûteuses dont souffrent les administrations obsolètes postsoviétiques [11], et d’un faible contrôle de ces réglementations causé par l’inefficacité (voulu ou non) de la lutte contre la corruption [12].

Par conséquent, elle n’a pas véritablement amélioré le climat des affaires comme cela aurait pu être escompté, car très peu de réformes administratives ont été effectuées dans le domaine portuaire. De plus, la corruption est encore très présente, faisant d’Odessa un port d’amarrage bien plus onéreux pour les compagnies de fret maritimes [12].

Les différents points évoqués dans la sous-partie précédente, ainsi que l’importance de l’investissement des fonds européens mènent à nous poser la question de la cohérence de l’action publique. Tandis que l’Union européenne semble agir en faveur d’une libéralisation du modèle de douane et de contrôle portuaire, jusqu’à quel point Odessa a les mains libres, et y a-t-il une véritable action politique locale.

 

  • De la cohérence de l’action publique/politique à l’autogestion.

Pour en arriver à ce constat-là, il est évident que tout un processus en amont s’est déroulé de façon à faire émerger certains projets en moins d’une décennie, tout en laissant certaines lacunes réduire le potentiel économique du port d’Odessa. De la décision ferme d’ouvrir vers d’autres secteurs d’activités économiques, il est essentiel de comprendre de quelles dynamiques politiques et décisionnelles ce projet a pu résulter.

En reprenant la méthodologie du précédent article « Bakou, d’un vestige soviétique à un hub compétitif, l’action publique étatique au cœur de l’innovation ». Trois éléments permettent d’expliquer cette reconversion et ascension économique de la zone portuaire d’Odessa : 1) le processus décisionnel, 2) la disponibilité des fonds et 3) le croisement des intérêts internationaux et locaux.

  1. Le processus décisionnel (l’action publique/politique nationale/locale).

Odessa est pour ainsi dire un cas à part en Europe et dans l’espace postsoviétique. Les activités de son port se sont diversifiées certes, mais il n’en reste pas moins que l’articulation des élites économiques ayant capturé l’ensemble des pouvoirs depuis des décennies semble dessiner les contours d’un modèle singulièrement verrouillé. Il n’est pas question ici de sous-entendre que l’État ukrainien n’ait pas son mot à dire sur la politique d’Odessa, mais il ne semble pas en mesure de se confronter aux puissants oligarques, dans ce cas-ci comme dans de nombreux cas dans le reste de l’Ukraine d’ailleurs.

Comme mentionné dans la sous-partie dédiée à la zone franche, rappelons qu’Odessa est une ville et un oblast. Les oblasts sont ces « sous-régions » auxquelles Kiev a accordé de larges champs de compétences, notamment dans le domaine économique : fiscales, budgétaires, gestion des infrastructures, programmes socio-économiques, etc. [13]. Ainsi, Odessa se démarque facilement du contrôle étatique et de la léthargie générale de l’administration ukrainienne. L’Ukraine ne développe pas le rôle de l’État, mais plutôt celui des échelons administratifs locaux : oblast, commune, institution portuaire. C’est pourquoi, en l’absence d’un État ukrainien fort, l’hypothèse d’un État stratège est désormais exclue. L’hypothèse d’une « cité stratège » s’appuyant sur une structure administrative autonome devient probable.

Plus de la moitié de la population de l’oblast d’Odessa (2,1 millions d’habitants) vit dans l’agglomération d’Odessa (1.1 million d’habitants). Économiquement, l’ensemble des activités et centres de décision se situent au cœur du complexe industrialo-portuaire, comprenant la totalité de la baie d’Odessa, et des grandes artères de la ville portuaire. Cette même ville s’inscrit aussi dans une dynamique régionale où elle est considérée comme une porte stratégique pour de nombreuses compagnies russes, ukrainiennes, européennes, turques et chinoises.

Le sous-système social odessite date des temps immémoriaux, les marchands d’Odessa ayant formé des « syndicats » puissants. Ceci est lié à une histoire tragique racontée par les témoignages de Babel à travers ses contes, la « débrouillardise » comme il disait, et une forte propension à se constituer en une communauté soudée [3]. L’émigration importante au début du XXe siècle a permis de constituer un large réseau d’affaires partout dans le monde, en Amérique du Nord notamment. Les émigrés installés à l’étranger ont formé une solide base de redémarrage de l’économie d’Odessa, pareil aux villes dont les diasporas n’ont pas oublié leurs terres natales. Ce sous-système est donc fort d’une histoire ayant constitué une identité profondément ancrée dans le paysage odessite.

Le modèle économique ukrainien général des années 1990-2000 les a confortés dans une position où le marchand est roi. L’État privatise à tour de bras et cède gracieusement sa place aux hommes d’affaires [12]. Certains de ces hommes d’affaires, liés à l’économie de l’armement, ont rapidement fait affaire dans la vente d’arme et se sont posés comme de véritables « réseaux » d’influence se gérant par eux-mêmes.

Ce sont ces mêmes réseaux qui ont pris possession des grandes infrastructures et des sociétés portuaires durant le milieu des années 1990. De la même manière qu’en Russie, si ce n’est de façon plus violente, les « managers » et les « hommes d’affaires » se sont accaparé l’ensemble des actifs des compagnies dont ils étaient « gérants » [11]. Ces mêmes hommes d’affaires se retrouvent à la fois décideurs économiques et politiques. Ce sous-système social développe son autonomie, s’appuyant aussi sur le pouvoir économique attribué aux régions. Ils ont obtenu à la fois le monopole des secteurs clefs de l’économie odessite et les infrastructures sur lesquelles s’appuie la rente portuaire. Il s’agit là d’un cas typique de rent seeking de la part des acteurs économiques postsoviétiques [11]. C’est cette même position de rente qui assure en quelque sorte la continuité de ce sous-système social odessite très indépendant.

En reprenant les travaux du sociologue allemand Luhmann, il s’agit en fin de compte d’une forme de « sous-systèmes autonomes différenciés et fonctionnels » [6]. Bien que s’inscrivant dans des systèmes plus larges constituant leur environnement immédiat : Ukraine, Union européenne, CEI, ce sous-système forme une bulle parfois si autonome qu’elle se reconstitue par elle-même, ayant des codes et des pratiques qui lui sont propres. Le sous-système en question n’est pas complètement étranger à son environnement et interagit avec lui. En l’occurrence, le modèle de privatisation à marche forcée des années 1990 ayant propulsé des familles/personnes en situation de pouvoir monopolistique couplée à une faiblesse institutionnelle étatique a bien constitué le socle de l’écosystème socio-économique d’Odessa. Cet écosystème semble depuis les années 2000 agir à contre-courant de son environnement, faisant preuve de créativité, d’innovation et prenant en compte les caractéristiques qui lui sont propres pour établir sa feuille de route, trait manifeste d’un sous-sytème autonome.

L’autopoïèse appliquée à Odessa est inévitablement liée à son histoire et la constitution d’un solide réseau d’affaire évoquée précédemment dans l’article [6]. Le rent seeking est la principale illustration de la position de force dans lequel se trouve ce réseau d’affaire. On compte sur le terminal pétrolier, le transit de marchandises, un bassin de consommation actif, et des activités … parfois tolérées et lucratives [2].

Odessa a bien les traits d’un système autopoïétique qui est « organisé comme un réseau de processus de production de composants qui 1) régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, et qui 2) constituent le système en tant qu’unité concrète dans l’espace où il existe, en spécifiant le domaine topologique où il se réalise comme réseau. Il s’ensuit qu’une machine autopoïétique engendre et spécifie continuellement sa propre organisation. Elle accomplit ce processus incessant de remplacement de ses composants, parce qu’elle est continuellement soumise à des perturbations externes, et constamment forcée de compenser ces perturbations. Ainsi, une machine autopoïétique est un système à relations stables dont l’invariant fondamental est sa propre organisation (le réseau de relations qui la définit). » [6]

Odessa entre pleinement dans cette définition d’autant plus que son environnement : guerre civile dans l’Est de l’Ukraine et morosité économique générale constitue un ensemble de perturbations dont elle essaie de se départir par sa singularité organisationnelle et son histoire commerciale.

Bien que très autonome, Odessa n’est pas pour autant totalement hermétique à la situation régionale, en particulier aux gouvernements ukrainiens et russes. Une part immense du trafic d’armes (conventionnel « légal », comme non conventionnel et illégal) provient de sociétés parfaitement légales d’armement russe, ukrainien et parfois occidental [2]. On compte par exemple Rosoboronexport et Ukrspetsexport, les deux sociétés ayant le monopole des exportations d’armes respectivement en Russie et en Ukraine [2]. The Odessa Network a à sa tête des personnalités ouvertement en affaire avec de nombreux gouvernements, et faisant transiter un volume d’armes conséquent à travers le monde [2]. L’autonomisation du port se constitue autour de réseau fortement concerné par l’économie de transit et de compromis avec des gouvernements étrangers [2].

  1. La disponibilité des fonds locaux et l’autonomisation du port.

Ce cheminement d’analyse nous pousse, pour le moment, à nous intéresser à la façon dont Odessa s’autofinance, par les institutions publiques (oblast, ville, communauté de commune), mais aussi et surtout par ce que Wladminir Andreff, appelle « les opérateurs de l’économie parallèle ayant tiré parti de la « légalisation » des activités individuelles (privées) » [11]. Selon cet économiste français d’origine russe, connu pour ses travaux sur les transitions postsoviétiques, il s’agit en fin de compte de la nouvelle élite économique locale et des businessmen ayant profité du vacuum de l’État pour s’affirmer en tant que leaders locaux. Ces mêmes hommes d’affaires ont su s’appuyer sur différents réseaux issus de l’économie parallèle, et devenir des leaders sur des secteurs d’activité lucratifs issus des industries compétitives héritées de la période soviétique [11], en l’occurrence l’armement [14].

Dans le cas de la Russie et de l’Ukraine, une question se pose véritablement sur la notion de « participation de l’État » dans le transit d’armes, de la même manière que dans le financement de projet pour le port [14]. « Il existe une certaine ambiguïté avec le terme « contrôle gouvernemental », qui implique une unité de but entre les agences de l’État et une distinction entre les secteurs privé et public, qui peut ne pas exister dans les systèmes politiques chaotiques et corrompus » [14]. Par conséquent, le laisser-faire apparent semble donner des marges de manœuvre importantes pour des réseaux d’affaires, principalement basés à Odessa [2]. Entendons-nous ici que les réseaux d’affaires sont un ensemble de groupes possédant un quasi-monopole autant dans les affaires légales et illégales.

Ces milieux d’affaires disposent de ressources domaniales importantes, en général utilisé pour la construction de complexes hôteliers comme nous avons vu précédemment, d’attractions touristiques (restaurant, nightclub, etc.), ou simplement des résidences. Le boom du secteur de la construction illustre donc une réelle capacité d’agir au niveau local quant au développement d’infrastructures. La vie nocturne odessite est aussi une façon de voir l’étalage de richesse de certains de ces puissants hommes d’affaires investissant parfois dans ce secteur d’activité en plein essor, témoignage d’une ville en effervescence.

L’autofinancement se pratique donc à mesure que les activités économiques de ces réseaux d’affaires en trouvent un avantage sur cet ilot de prospérité. Cependant, il n’est pas rare d’observer une forme de paternalisme économique propre aux villes portuaires des mers chaudes. Certains de ces groupes d’affaires jouent un rôle de stratèges locaux et d’initiateurs de projets économiques, en même temps qu’ils s’identifient pleinement à leur ville.

Là où notre grille d’analyse intervient, c’est la nécessité de sortir de cette logique monopolistique, parfois sclérosante et incroyablement tenace. Le croisement d’intérêts internationaux (en dehors des intérêts jusque-là énoncés) et de l’intérêt général visant à une action publique cohérente et durable arrive à point nommé pour entrevoir une reconstruction économique viable et saine. En effet, ces organisations participent activement au financement de projets de diversifications économiques et de connexions interuniversitaires, favorisant l’émergence de nouveaux décideurs et ingénieurs pouvant prendre les choses en main.

  1. Le croisement d’intérêts internationaux (économique évidemment, mais aussi sécuritaire) allant dans le sens de la volonté et l’action publique/politique régionale (l’action collective). À cela s’ajoute la question de l’autogestion dans le cadre d’un État faible / fortement décentralisée.

Prendre les choses en main est peu dire par rapport aux projets européens de soutenir des projets éducatifs visant à attirer les décideurs odessites vers l’Union européenne. Tournée Odessa vers une économie plus ouverte et surtout plus en phase avec le marché européen semble être la clef du projet d’action collective internationale proposée par la Banque européenne de Reconstruction et Développement (BERD), la Banque européenne d’Investissements (BEI)… et évidemment Bruxelles.

Pour revenir aux infrastructures portuaires à proprement parlé, la construction de nouveaux quais de terminaux associe les hommes d’affaires odessites aux réseaux d’affaires mondiaux.

Pour le « Odessa Terminal Holdco », les deux compagnies principales du projet « Brooklyn-Kiev Port » (BKP), exploitant de terminaux basé au port commercial d’Odessa, et CMA-CGM, troisième plus importante société mondiale de transport de fret maritime, sont les deux entreprises étrangères principales du projet.

La société initiatrice du projet est l’Odessa Terminal Holdco Ltd, avec la BERD qui a par ailleurs investi 32 millions de dollars sur le projet [7]. Il en est de même pour l’Euroterminal Odessa Project. La BERD a prêté pour ce projet près de 37 millions de dollars sur un coût total de 130 millions de dollars. La BERD joue ici non seulement un rôle d’investisseur, mais aussi de diffuseur de normes en matière de gouvernance. En effet, « le projet introduit des normes de fonctionnement, y compris des questions d’environnement et de sécurité, conformément aux directives nationales et européennes » [8]

La stratégie globale de la BERD est ici de soutenir les investissements étrangers en débloquant des fonds pour la mise en place d’un projet global d’ouverture commerciale couplée d’une stimulation du secteur touristique.

Il est difficile de ne pas jongler entre le rôle de certains organismes internationaux européens souhaitant « décriminaliser » les activités d’un port aux frontières de l’Union européenne, et le rôle des réseaux d’affaires locaux. Il s’agit donc d’établir une synergie à l’avantage de sociétés portuaires ukrainiennes, en y incluant des compagnies internationales capables de mettre en lien ce port avec le reste du monde.

L’intermodalité du port d’Odessa lie à la fois l’hinterland bessarabique, le port et les activités annexes (tourisme, centre d’affaires et complexe IP). Le désenclavement de l’ensemble du pourtour odessite semble être le dernier point de l’autopoïétique, se caractérisant par l’adaptation du « sous-système » à son environnement, et suivant des réformes incrémentales pour garder l’équilibre et l’harmonie du réseau sur lequel il s’est constitué [6]. Sortir de la « notoriété criminelle » implique un travail de fond avec les réseaux locaux, une culture économique ancrée et liée à une histoire complexe.

En conclusion, l’innovation technique et organisationnelle du port d’Odessa réside dans une action publique multisectorielle. Cette démarche de l’action publique répond de façon cohérente à la situation de la ville portuaire en pleine reconversion économique. Couplée à la résilience, à la réactivité et au dynamisme des réseaux d’affaires, l’action collective internationale a pris part activement à ce nouveau modèle. Ceci semble d’ailleurs corroborer les intérêts locaux visant à la réinvention de la culture des affaires à Odessa.

Profitant d’une situation géographique et d’une structure assurant une forme de prospérité continue, les réseaux d’affaires se trouvent toujours en situation de décision déterminante. Il semble poursuivre un projet de redynamisation du port, et de réinvention caractérisant les sous-systèmes autopoïétiques à mesure que les trois variables énoncées dans notre grille d’analyse s’affirment.

Notre grille d’analyse proposée offre donc une perspective intéressante au cas d’étude d’Odessa.

Le premier enseignement tiré de cette étude est que la théorie des sous-systèmes de Luhmann convient à l’analyse d’une structure comme une zone économique stratégique (une ville portuaire en l’occurrence). En prenant ce cas d’étude comme point de départ de l’analyse, il s’est en effet révélé que, dans une situation d’État central faible et d’une forte autonomie d’une ville portuaire, celle-ci s’avère être un véritable « sous-système » au sens décrit par Luhmann dans son œuvre.

Le second enseignement est que la méthode d’analyse convient donc à la fois à un port établi par un État stratège : l’Azerbaïdjan, et à la fois à un port s’apparentant à un système autopoïétique comme Odessa en Ukraine. Nous poursuivrons prochainement par une troisième étude avec cette méthode de l’analyse de l’action publique et de son niveau de cohérence dans un contexte international mondialisé.

 

Bibliographie

[1] KING, Charles. 2011. “Odessa: Genius and Death in a City of Dreams”. Édition Payot et Rivages.

[1]* HAQUET, Charles. 2014. « Les Fauves d’Odessa ». Édition Masque Ed Du.

[2] WALLACE, Tom & MESKO, Farley. 2013. “The Odessa Network – Mapping Facilitators of Russian and Ukrainian Arms Transfers”. C4ADS NGO.

[3] BABEL, Isaac. 1931. « Les Contes d’Odessa ». Édition Gallimard. Paris.

[4] ODESA SEA PORT AUTHORITY. (2019). “Oil and gas terminal”. En ligne :  http://www.port.odessa.ua/en/infrastructure/oil-and-gas-terminal

[5] LASCOUMES, Pierre & LE GALÈS, Patrick. 2004. « L’action publique saisie par ses instruments ». Gouverner par les instruments, Presses de Sciences Po. Paris

[6] LUHMANN, Niklas. 1995. “Social systems”.  Stanford University Press.

[7] EBRD. 2009. “Odessa Terminal Holdco”. En ligne : https://www.ebrd.com/work-with-us/projects/psd/odessa-terminal-holdco.html

[8] EBRD. 2009. “Euroterminal Odessa Project”. En ligne : https://www.ebrd.com/work-with-us/projects/psd/odessa-terminal-holdco.html

[9] MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE ET DE L’ALIMENTATION (France). 2018. « L’agriculture ukrainienne : évolutions et principaux enjeux. » Centre d’Études et de Prospectives, N.114.

[10] EBRD. 2013. “Odessa IT Center” En ligne : https://www.ebrd.com/work-with-us/projects/psd/odessa-it-centre-.html

[11] ANDREFF, Wladimir. 2007. « Économie de la transition : La transformation des économies planifiées en économies de marché ». Edition Bréal.

[12] EUROPEAN UNION. “Odessa & Illichivs’k Sea Port Study. European Union border assistance mission to Moldova and Ukraine.

[13] CONSTITUTION UKRAINE. 1996. Article 119.

[14] JOHNSON, David. E. A. 2016. “Weapons Trafficking and the Odessa Network: How One Small Think Tank was Able to Unpack One Very Big Problem, and the Lessons It Teaches Us”.

Documents additionnels sur lesquels s’est largement appuyé ce texte pour ce qui a trait à l’ensemble des données et des explications logistiques des ports.

Site officiel du port d’Odessa : http://www.port.odessa.ua/en/

Site officiel de l’autorité des ports maritimes d’Ukraine : http://uspa.gov.ua/en/

Lien vers le cas d’étude du port Bakou : https://creergeneva.com/2019/08/02/bakou-dun-vestige-sovietique-a-un-hub-competitif-laction-publique-etatique-au-coeur-de-linnovation/

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