Carole Grimaud
Les cyber-utopistes des années 1980 et 1990 défendaient un internet libre de gouvernement, un “village global” virtuel et sans frontières, dans lequel aucun Etat ne saurait imposer sa loi. Déjà en 1997, la question se posait, « Le Net peut-il être gouverné ?” puis les années 2000 ont révélé la forte pression qu’exerce l’espace non territorial et les interactions sociales qui y prennent forme sur la souveraineté des Etats, par nature liés à des territoires. Aujourd’hui la réappropriation du cyberspace par les Etats-nations et l’accélération de la reterritorialisation, ouvre un nouveau terrain de confrontation politique, militaire et technologique et par la même un nouveau champ d’études, la géopolitique du cyberspace.
Si les infrastructures physiques, constituées, entre autres, des réseaux de câbles sous-marins sont belles et bien réelles, l’infrastructure logicielle (la transmission des données, le routage), le stockage de ces données (la datasphère) nécessitent quant à elles une représentation géographique pour devenir un sujet d’étude géopolitique. Leur dimension stratégique et politique les place au cœur des confrontations entre les acteurs étatiques et les firmes producteurs de technonologies. Les avancées technonologiques dans ce domaine offrent de nouvelles perspectives d’analyses géopolitiques. Les décisions politiques prises par les Etats-nations pour le contrôle et l’usage du cyberespace (pour une politique intérieure et extérieure), les tentations de certains pour un Internet souverain (plus difficile à mettre en oeuvre) en font un véritable sujet géopolitique aujourd’hui.
L’échiquier ne saurait être complet sans compter le rôle quasi étatique que jouent aujourd’hui les géants américains, les GAFAM, ou le rôle d’autres géants au service d’un Etat, les BATX, dans la version chinoise. Google devient propriétaire de ses propres câbles sous-marins, Amazon détient ses propres centres de données, Facebook a crée sa propre « Cour suprême » …les exemples ne manquent pas pour illustrer l’immense pouvoir géopolitique que les GAFAM ont acquis depuis les dix dernières années et dont, rappelons-le, la capitalisation boursière est supérieure au PIB de la France.
La géopolitique du cyberspace, ou l’étude des rivalités de pouvoir sur un territoire virtuel, ne saurait être abordé sans isoler et définir les perceptions nationales de cet espace. Ainsi, si les pionniers américains rêvaient d’un espace libre dans un village planétaire (un « esprit pionnier » qui perdure chez les dirigeants des GAFAM de moins en moins favorables à se soumettre aux lois des pays) les gouvernants chinois en ont rapidement saisi les dangers et construit un réseau fermé, « la grande muraille numérique », pour protéger ses données et aider à l’emergence des géants BATX, au service de l’Etat chinois.
L’Internet russe, dans les années post-soviétiques, a rapidement rattrapé le retard lié au contrôle de l’Internet dans les dernières années de l’URSS et aux considérations économiques, pour developper un réseau à l’image de celui des pays occidentaux, avec le Google russe, Yandex. Les révolutions de couleur, les printemps arabes et les manifestations de l’hiver 2011 en Russie, ont achevé de persuader le Kremlin que le retour d’un contrôle du cyberspace russe (espace informationnel) s’avérait nécessaire.
Développer un Internet souverain russe est devenu une priorité gouvernementale et est présenté comme la solution face aux dangers que représentent les ingérences extérieures perçues comme telles, mais aussi, même si cela est moins souligné, le contrôle de l’Etat sur l’information que diffusent ou reçoivent les internautes russes. La mise en œuvre d’un Internet souverain nécessite une refonte en profondeur de l’architecture du réseau, cela reste toutefois difficile sinon impossible. Les limites territoriales virtuelles se heurtent à la « loi du codage », celle-ci bien réelle.
Paradoxalement, l’utopie d’un « village global » s’éloigne inéxorablement au rythme des nouvelles opportunités technologiques qui ne sauraient exister sans leur lot de risques et de vulnérabilités pour les Etats acteurs de la cyber-géopolitique, qui n’a de virtuel que le nom.
First published in Le Monde Economique