Interview réalisée par Carole Grimaud Potter le 25 juin 2018
Entretien avec Iskander Ioussoupov, Ministre-Représentant de la République du Tatarstan en France et au Benelux
En 2013, se sont déroulées à Kazan les Universiades d’été, événement qui a fait l’objet de nombreuses réalisations de nouvelles infrastructures. En 2015, ce fut les Championnats de sports aquatiques. Aujourd’hui, Kazan accueille la Coupe du monde de football. Kazan serait-elle en voie de devenir la capitale des rencontres sportives internationales en Russie ? Quelles sont les retombées de tels événements ?
Les retombées immédiates se mesurent à travers l’élargissement de la notoriété de la ville de Kazan – notre capitale, et son attractivité en matière de tourisme et de ville de congrès et de rencontres internationales. Car, outre les événements sportifs que Kazan accueille chaque année, la capitale du Tatarstan reçoit d’autres manifestations à caractère culturel, professionnel tels que le Kazan Summit, pour la finance internationale, et l’année prochaine le championnat du monde des métiers (Worldskills2019). En matière sportive le Tatarstan et Kazan sont assurément une référence. Le club de football Rubin Kazan a contribué à la réputation de la ville tout comme le club de hockey sur glace Ak Bars qui ne quitte jamais les premières places du championnat de Russie. En sports mécaniques, depuis 13 ans consécutifs, l’équipe KAMAZ-Master des camions construits au Tatarstan remporte le rallye Dakar à raison de 3 équipages parmi les 5 premiers. Nombreux sont les sportifs tatars qui s’installent aux places enviées des championnats de natation, de patinage artistique, d’athlétisme, et de bien d’autres sports où ils apportent médailles et honneurs à la Russie. Kazan est bien la capitale sportive de la Russie et on considère en prenant compte les équipements existants, construits pour certains d’entre eux pour les Universiades de 2013, que Kazan est en mesure d’accueillir techniquement les jeux olympiques d’été.
Le Tatarstan est l’un des leaders parmi les régions de Russie en terme d’attractivité pour les investisseurs. En 2017, le chiffre d’affaires du commerce bilatéral avec la Suisse a augmenté de plus de 23%. Les sociétés françaises Air Liquide et Accor, entre autres, sont également très présentes dans le pays. Quels sont les facteurs d’attractivité économique pour les investisseurs au Tatarstan ? Comment l’économie du Tatarstan est-elle passée en deux décennies à une économie dynamique et prospère ? En quoi consiste le programme « Stratégie 2030 » ?
Les deux zones économiques spéciales d’Alabuga pour l’industrie et Innopolis pour les nouvelles technologies digitales constituent des atouts essentiels pour les investissements étrangers. Il y a quelques jours, la société Schneider Electric qui s’était déjà implantée au Tatarstan il y a 15 ans, vient d’inaugurer son Centre de R&D et d’innovation à Innopolis. D’autres grands noms de l’économie numérique s’intéressent au Tatarstan à tel point que le journal américain Wall Street Journal a cité Kazan comme la « Sillicon Valley » de la Volga. Kazan figure sur la liste des Smart-cities avec Bangalore, Cork, Palo Alto et Shangha.
Les bouleversements liés à la fin de l’URSS ont été accompagnés par une politique volontaire incarnée par le premier Président de la République du Tatarstan Mintimer CHAÏMEÏEV qui a protégé les richesses naturelles et les principaux fleurons de l’industrie du Tatarstan du pillage par des oligarques et investisseurs irresponsables. Ainsi des sociétés telles que TatNeft pour le pétrole, KAMAZ pour les camions, Nijnekamskneftekhim pour la petrochimie, Nijnekamskshina pour les pneus, Kazanorgsyntez pour le polyéthylène et le polypropylene, TatEnergo pour l’électricité ont été constituées afin d’éloigner les prédateurs. Ces entreprises tatares ainsi que d’autres placées sous l’autorité fédérale ont contribué à l’essor de l’économie tatare qui contribue sur certains produits issus de l’industrie mécanique et pétrochimique jusqu’à 30-50 % de la production totale russe (i.e. camions, polyéthylènes, polypropylène, caoutchoucs synthétiques, pneus et d’autres)
Parallèlement à l’industrie (42% du PIB du district fédéral de la Volga), en particulier celle liée aux ressources énergétiques fossiles, se sont développées d’autres sources de richesse : agriculture, économie digitale, services, équipements, santé qui placent logiquement le Tatarstan en tête des régions russes pour leur croissance.
2030 c’est l’objectif d’un grand plan de diversification de l’économie de la République du Tatarstan. Afin de ne pas dépendre des fluctuations des prix des matières premières, l’économie tatare est en pleine diversification sous l’impulsion personnelle du Président Rustam MINNIKHANOV qui s’implique personnellement dans tous les projets de modernisation et apporte son soutien à toutes les initiatives des investisseurs étrangers qui trouvent au Tatarstan un espace de stabilité et d’expansion vers toute la Russie et l’Eurasie. L’Agence pour le Développement et les Investissements de la République du Tatarstan joue également un rôle fondamental dans l’attractivité de Kazan auprès des partenaires internationaux en offrant un service de guichet unique qui facilite considérablement l’implantation des entreprises étrangères de toutes tailles sur le territoire tatar. Kazan, 3eme capitale de la Russie par sa croissance, est de plus en plus reconnue par le monde économique comme une référence, y compris dans les milieux décideurs influents des grands pays industrialisés
Le Tatarstan est souvent cité par les chercheurs comme un « laboratoire » de mixité nationale et multiconfessionnelle, une « république modèle » ou même le « symbole de la Russie du 21ème siècle ». Ce modèle serait-il « exportable » à d’autres républiques de la Fédération de Russie ou dans d’autres pays ? Comment s’explique cette particularité ?
Ceci est le fruit de l’Histoire de la Russie. Les Tataro-Mongols ont dominé la Russie pendant plusieurs siècles en laissant les princes russes chrétiens administrer leurs domaines. En 1552, lorsque le Tsar Ivan le Terrible a conquis et rattaché le Khanat de Kazan à la Russie, il a conservé cette particularité culturelle et religieuse du peuple tatar qu’est l’Islam arrivé en Russie quelques siècles avant que celle-ci fusse christianisée. Les Tatars ont essaimé dans tout l’empire jusqu’à intégrer la famille impériale. Parallèlement Kazan est devenue un grand centre de commerce et d’échanges, d’études et de recherches, avec des universités de prestige comme l’Université Fédérale de Kazan qui attire des étudiants et professeurs étrangers et multiplie les échanges avec les plus grandes universités occidentales et asiatiques. Kazan est aussi un grand centre culturel qui a produit d’immenses artistes mondialement connus comme Fedor CHALIAPINE et Rudolf NOUREEV dont l’université a reçu des étudiants comme TOLSTOÏ, GORKI et LENINE.
Lors de sa visite à Kazan en 1787, l’impératrice CATHERINE la Grande, stupéfaite par cette ambiance harmonieuse qu’elle découvrait, déclare dans sa correspondance à VOLTAIRE : « Je suis arrivée en Asie ». Son enthousiasme s’est traduit par un décret autorisant la liberté totale de culte.
Cinq siècles de cohabitation harmonieuse entre chrétiens et musulmans, et autres religions, de mariages mixtes, de collaborations commerciales, de créations artistiques de mécénats divers ont abouti au résultat d’aujourd’hui. Le Tatarstan est le seul territoire d’Europe qui accueille deux pèlerinages : l’Adoration de l’icône de Notre-Dame de Kazan pour les orthodoxes, et le pèlerinage musulman de la ville de Bolgar. Un des secrets de cette harmonie est expliqué par le système de l’éducation et la formation des prêtres et des imams tatars. Cette formation qui porte sur l’islam modéré et tolérant est effectuée par les professeurs-originaires du Tatarstan dont les familles vivent depuis des siècles sur ce territoire.
L’illustration de cette cohabitation naturelle et précieuse est symbolisée par la présence de la mosquée Kul Sharif et de la cathédrale de l’Assomption distantes de quelques dizaines de mètres au sein même du Kremlin de Kazan. Cette proximité et la fréquentation mutuelle des lieux de cultes se retrouvent dans toute la République du Tatarstan.
Des visiteurs étrangers tels que l’ancien ministre français Jean-Pierre CHEVENEMENT, en charge d’une mission d’adaptation de l’Islam en France, venu à Kazan en 2016 pour étudier cette situation si particulière qui fait le quotidien des habitants du Tatarstan n’a pas masqué sa stupéfaction et son admiration.
Le Tatarstan un modèle ? Peut-être. Dans tous les cas les Tatars et les 173 autres peuples qui résident au Tatarstan sont fiers et pleinement satisfaits de cette cohabitation naturelle. Ils ont d’ailleurs défendu ensemble ce mode de vie paisible et tolérant lorsqu’en 1991, des influences étrangères ont tenté de déstabiliser cette harmonie, profitant des incertitudes que représentait la disparition de l’URSS.