Un schisme religieux pour éviter la rupture politique ?

Par Mathieu Radoubé – Kiev

Le 6 janvier dernier, l’Église ukrainienne s’est vu décerner un document reconnaissant son indépendance canonique par le Patriarcat œcuménique de Constantinople, un peu moins d’un mois après s’être réunie en concile pour d’élire son nouveau pontife. A la suite d’un vote à deux tours rassemblant une soixantaine d’évêque, l’évêque Pereyaslavl et Bila Tserkva, Epifaniy, avait été désigné nouveau métropolite de Kyiv et de toute l’Ukraine1.

Si la majorité des prélats de l’ancien patriarcat de Kyiv et de l’Eglise autocéphale ukrainienne étaient présents, une dizaine seulement de représentants du patriarcat de Moscou ont participé au concile, signe évident de son refus de soutenir les changements liturgiques dans le pays.

Tous ces bouleversements sont une conséquence de la décision du synode œcuménique de Constantinople, le 11 octobre dernier, de reconnaître l’octroi d’une Église autocéphale en Ukraine ; décision qui avaient déjà conduit le Patriarcat de Moscou à enclencher le premier pas vers un schisme sans précédent dans la chrétienté orientale depuis près de 1000 ans2. Si depuis trois mois maintenant, les primats de Constantinople et des deux institutions de Kiev (les anciens patriarcats de Moscou et de Kyiv) appellent à la mesure et à une transition pacifique, parfois avec une certaine hypocrisie pour ces derniers dans le but de ne pas donner raison à la narration russe mettant en avant la crainte de violence, cela n’empêche pas les plus hautes instances de l’Eglise russe de multiplier les appels à la communauté internationale pour mettre en garde sur les persécutions à craindre à l’encontre ses fidèles en Ukraine3. Car au-delà de l’aspect purement religieux, cette autocéphalie est surtout l’occasion d’une appropriation politique et les discours des autorités de Kiev l’accompagnant sont pour le moins vindicatifs.

Le Président ukrainien, Petro Porochenko, a réitéré à plusieurs reprises sa volonté de s’impliquer personnellement dans l’octroi de l’indépendance religieuse, notamment lors de la signature d’un accord de coopération le 3 novembre entre l’Ukraine et le Patriarcat œcuménique de Constantinople à Istanbul ou par sa présence lors du concile d’unité le 15 décembre et de la remise (à Istanbul les 5 et 6 janvier puis à Kiev le 7 janvier) du Tomos à la nouvelle Église orthodoxe aux côtés du Métropolite Epiphaniy. Malgré des appels initiaux au respect du choix des croyants, son discours de ces derniers mois se veut de plus en plus agressif et le patriarcat de Moscou en Ukraine serait selon lui aujourd’hui l’obstacle principal à l’indépendance du pays, comme énoncé dans son discours du 15 décembre sur le parvis de l’Eglise Sainte-Sophie de Kiev en marge du concile de l’unité : « C’est une Eglise sans Poutine. C’est une Eglise sans Kirill. C’est une Eglise sans prières pour les autorités russes et l’armée russe qui tue des ukrainiens. C’est une Eglise avec Dieu. C’est une église avec l’Ukraine !4 ».

S’il est acquis depuis le début des hostilités en Ukraine que la religion a eu un fort poids dans le conflit, ce n’est pas en raison de l’utilisation par les belligérants de la foi comme moteur de revendication ou de haine, mais bien, déjà, par l’utilisation politique de l’institution par les hommes forts de chaque camps, notamment du côté pro-russe, ajoutant un facteur supplémentaire dans la guerre hybride. De l’image iconique d’un prêtre se protégeant avec un bouclier sur les barricades lors des journées sanglantes du Maïdan à des prêtres du patriarcat de Moscou s’affichant, armes à la main, aux côtés des forces séparatistes de l’est du pays, la religion et l’aval de Dieu sont devenus vecteurs de force et de vérité pour toutes les parties en présence. Et la foi reste effectivement en Ukraine un des moyens les plus puissants de « soft power » du Kremlin après plusieurs années de combat acharné de l’administration présidentielle ukrainienne pour supprimer ses autres canaux traditionnels (langue, médias, réseaux sociaux …).

Le comportement actuel des autorités ukrainiennes et russes est compréhensible, qu’elles soient spirituelles ou politiques. D’un côté la ferme résolution de faire valider canoniquement l’indépendance d’une Église dont la hiérarchie est soumise à l’ « ennemi » (le Kremlin), de l’autre les pressions pour faire annuler cette décision et la propagation de discours alarmistes mettant en avant la tragédie qui attend les fidèles dans un pays qui les considérerait à présent comme étrangers sur leur propre sol, comme l’insinuait l’archevêque Klement, du patriarcat russe en Ukraine en octobre dernier : «Ce que le Patriarcat de Constantinople est en train de faire, c’est l’annexion des territoires du Patriarcat de Moscou. On peut comparer cela à l’annexion de la Crimée en 2014 ».5

Ce positionnement du lien entre religion et patrie s’explique en Russie comme en Ukraine par une foi érigée comme partie prenante de la citoyenneté, à au moins égale valeur de la nationalité. Si 20% des ukrainiens déclarent aujourd’hui la religion comme très importante (15% en Russie) et que moins de 10% des habitants de ces deux pays fréquentent régulièrement les offices, 91% des ukrainiens et 87% des russes assurent posséder des icônes à leur domicile selon une étude du centre de recherches américain PEW6, signe d’une religiosité passive mais réelle.

Le discours des primats de chacune des deux églises a donc une valeur primordiale dans la vie quotidienne des ukrainiens, et la grande proximité entre le patriarche de Moscou et le président russe, Vladimir Poutine, fait clairement de son institution un moyen de propagande politique capital. Son refus de critiquer ou dénoncer l’annexion de la Crimée et son soutien aux populations séparatistes du Donbass ont eu un impact sur l’ensemble du pays, participé aux tensions aux sein de la société, et d’ailleurs mené une partie de celle-ci à changer de tutelle durant les premières années du conflit, préférant rejoindre une église non-reconnue canoniquement, dont le primat, Philarète, avait été frappé d’anathème en 1997 (avant que celui-ci ne soit révoqué par le concile œcuménique d’octobre 2018). Les ukrainiens n’étaient que 12% à se considérer fidèles au patriarcat de Kiev en 2000. Ils sont 46% aujourd’hui, toujours selon le PEW7, alors qu’ils ne possèdent que 5000 paroisses contre 12 0008 pour le patriarcat de Moscou (17% des fidèles).

La dimension géopolitique du conflit n’est cependant pas la seule cause de ce schisme au sein de l’Église orthodoxe. La temporalité de la demande initiale de l’octroi d’un Tomos a également son importance si l’on regarde du côté de la politique nationale, comme le montre l’association faite par Petro Porochenko entre l’Ukraine et la question liturgique, symbolisée par l’accord de coopération signée le 3 novembre à Istanbul avec le patriarcat œcuménique9. Du côté des autorités ukrainiennes, en effet, l’heure est à la mobilisation pour la reconquête d’un électorat fortement déçu par les quatre premières années de gouvernance en vue des prochaines élections présidentielles et législatives, toutes deux en 2019.

Élu grâce à la promesse de mettre fin au conflit dans les plus bref délais, le « Président de la Paix » ne peut que reconnaître l’échec de sa mesure phare. Sur les autres plans, la situation n’est pas plus réjouissante : malgré la signature de l’accord d’association avec l’Union européenne, les réformes structurelles se font toujours attendre, particulièrement celles liées à la corruption endémique du pays ; l’embellie économique ne se fait pas encore sentir. Pire, l’inflation est l’un des marqueurs économiques de ce mandat. Le prix du gaz flambe en raison des concessions accordées au FMI pour l’obtention de nouvelles aides financières et le conflit, qui a déjà coûté la vie de plus de 10 000 citoyens ukrainiens, apparaît comme de plus en plus gelé. Petro Porochenko a, en conséquence, misé l’ensemble de sa communication de ces derniers mois sur la rupture totale avec l’occupant russe, mettant fin au traité d’amitié entre les deux pays le 19 septembre dernier10 – traité qui de fait n’était plus appliqué depuis le début du conflit-, insistant sur la fin de la dépendance énergétique ukrainienne vis à vis de son voisin, et sur le besoin de rompre l’ensemble des communications avec celui-ci, le but étant de mettre en avant la pleine responsabilité de la Russie dans l’échec de son premier quinquennat. Et parce qu’un pays en guerre est un pays difficile à gouverner, le président joue son va-tout sur les montées du patriotisme et de son pendant négatif, le nationalisme, entraînant une instabilité et une césure dans la société. Dans ce cadre, la revendication au droit à une église autocéphale pour le pays apparaît avant tout comme partie prenante d’une opération de communication.

Selon un autre sondage, effectué par le centre de statistique privé ukrainien « Rating group »11, 54% de la population soutenait en septembre dernier l’idée d’une Église autocéphale, contre seulement 19% d’avis contraire (les taux étaient respectivement de 39% contre 29% en juillet)12. Des sources officieuses dans l’entourage de Petro Porochenko affirmaient au mois d’octobre qu’elles prévoyaient un gain de popularité de 8% pour leur candidat, jusqu’alors crédité de 6,5 à 8% d’intentions de vote, loin derrière l’ancienne première ministre (2005 et 2007 – 2010), Ioulia Timochenko. Le retard du président est apparu dès les premières estimations, au début de l’année 2018, et la demande présidentielle faite au Parlement ukrainien pour l’envoi d’une lettre au patriarcat œcuménique de Constantinople, plusieurs fois reportée depuis 2014, a été déposée en avril et votée quelques jours plus tard, le 19 (décret n°8284)13.

Cette bataille colle donc parfaitement avec le virage nationaliste donné par le chef d’État à sa campagne et ses derniers mois de gouvernance. Et cela lui a permis de se trouver un allié de circonstance, et surtout de taille, dans la société : le patriarche du Kyiv Philarète, connu pour ses positions nationalistes, anti-russes, et parfois également dures avec les autres communautés religieuses.

Le 14 octobre dernier, quelques jours après la décision synode de Constantinople, Philarète tenait un discours à l’occasion des célébrations de la Journée des défenseurs de la Patrie, durant lequel il haranguait la foule à supporter et prier pour l’armée et avoir foi en la victoire de l’Ukraine, le tout sur une place ou trônait plusieurs chars de l’armée, les canons fièrement dressés vers l’Est. Un discours qui sonnait comme une bénédiction du slogan de campagne de Porochenko : Armée, langue, foi !14 La lumière et l’aura retrouvées par Philarète au cours de l’automne lui ont été favorables, le patriarche honorifique (depuis le concile de décembre) de Kyiv partageant cette foi en une identité ukrainienne forte et fortement russophobe. Ainsi, pendant que l’un retrouvait une place de choix au sein de l’institution orthodoxe et une primauté spirituelle sur les fidèles ukrainiens, le second pouvait afficher l’autocéphalie comme une victoire politique personnelle, la reconnaissance internationale et divine de l’indépendance ukrainienne et surtout, la condamnation de l’ingérence russe. Les affiches vantant la proximité du président avec les nouvelles institutions religieuses sont désormais légions sur le bord des routes et les murs de la capitale ukrainienne, la dernière en date représentant une photographie du nouveau métropolite Epiphaniy et de lui-même entourant le document sacré avec le slogan « Tomos pour l’Ukraine »15.

L’indépendance de l’Église ukrainienne, qui trouve une partie de sa justification dans l’utilisation pervertie qu’en fait le Kremlin dans le cadre de la guerre hybride, risque à présent une utilisation tout aussi politique par les autorités ukrainiennes, et de se voir vider de son sens premier : la légitimité canonique et l’indépendance spirituelle. D’autant plus que le fond de cette décision reste difficilement attaquable par ses adversaires politiques, à l’exception des anciens partisans du président Ianoukovitch, historiquement proches du Kremlin. Si ceux-ci s’alarment des dangers de fracture de la société et des violences que cela peut engendrer, la quasi totalité de l’échiquier politique ukrainien est obligé de reconnaître le bien fondé de cette démarche sous peine de se voir cataloguer comme pro-russe, une accusation qui revient à la mode à mesure que le discours se radicalise. Cette manœuvre et le calendrier (du synode de Constantinople à l’octroi du tomos durant le Noël orthodoxe) permet donc au chef de l’État de dicter l’ordre du jour politique et le ton de la campagne malgré une position affaiblie dans les sondages. Et pour lier ces deux thématiques, Porochenko n’a pas lésiné sur les moyens, s’affichant au premier rang de la traditionnelle procession célébrant l’anniversaire de la christianisation de la Rus’ de Kiev en juillet dernier, ou encore faisant de la rhétorique religieuse l’une des composantes principales de son discours du 24 août dernier, lors de la journée de l’Indépendance de l’Ukraine,  comparant l’autocéphalie au « renforcement de notre armée, à la protection de notre langue et à notre lutte pour rejoindre l’UE et l’OTAN », lançant l’opprobre sur les prêtres du patriarcat de Moscou, accusés de « prier pour l’agresseur russe »16. Le président a d’ailleurs réitéré ses accusations début novembre à Kyiv, lors d’un discours tenu dans le cadre d’une conférence sur la guerre hybride intitulée «Une décennie de guerre hybride: les leçons apprises pour progresser avec succès» : « L’apparition en Ukraine d’une église orthodoxe indépendante, reconnue par le patriarche œcuménique, est comparable à la proclamation de l’indépendance de l’État il y a 27 ans. Et c’est vrai. Pour nous, c’est une question de même poids que le régime sans visa [avec les pays de l’espace Schengen – NDLR] , l’accord d’association avec l’Union européenne ou notre lutte pour l’adhésion à l’OTAN et à l’UE »17.

La demande initiale du patriarche Philarète de renommer le patriarcat de Moscou en « Église russe en Ukraine », votée par le Parlement ukrainien le 20 décembre et ratifiée le 22 par le président de la République (projet de loi n ° 5309)18, montre également cette stigmatisation et cette forme d’exclusion de la communauté ukrainienne pour ceux qui refusent d’embrasser la nouvelle ligne identitaire. Et bien que l’ancien patriarche excommunié estimait en novembre dernier que les deux tiers des paroisses du patriarcat de Moscou rejoindrait à terme la nouvelle Église, le processus n’est en rien assuré pour l’instant (le synode du métropolite de Kharkiv a voté dans la direction opposée au début du même mois (choisissant le maintien au sein du Patriarcat de Moscou) et à l’heure actuelle, à peine une centaine de paroisses ont choisi de se tourner vers la nouvelle Église ukrainienne19). Néanmoins, le changement de légitimité entre les deux institutions va certainement pousser un nombre conséquent de paroisses à changer leur obédience, soit par sentiment de libération, soit par choix politique, ou tout simplement par soumission au droit canonique.

Mais une question résulte des récents bouleversements religieux et politiques : Au delà d’assurer à ses concitoyens la possibilité de pratiquer leur foi sans avoir à choisir entre une église non canonique et une institution légale mais outil de propagande russe, la récupération faite par l’actuel président ne les enferme t-ils pas dans un nouveau paradigme tout autant politisé en liant la reconnaissance de leurs droits religieux à la légitimation du pouvoir en place, et à l’obligation d’obéir et de soutenir un roman national en pleine réécriture sans possibilité de débat ? La marge de manœuvre pour les fidèles du Patriarcat de Moscou en Ukraine est en tout cas limitée lorsque Porochenko ponctue son discours du 7 novembre par une adresse à la Russie telle que : « Vous n’avez rien à faire ici. Votre église, votre armée, vos armes n’ont rien à faire ici. Rentrez chez vous, en Russie »20, amalgamant foi, politique et nationalité.

Le résultat du concile tenu le 15 décembre ne doit, cependant, pas être vu comme une victoire totale pour les autorités ukrainiennes. Selon de nombreux observateurs ukrainiens, Petro Porochenko aurait vu d’un bon œil l’élection du second candidat en lice, Simeon, évêque de Vinnitsya, la ville dans laquelle s’est construit Porochenko. Simeon, bien qu’appartenant jusqu’ici au Patriarcat de Moscou, fait partie des prélats favorables à l’Église indépendante ukrainienne, qu’il a désormais rejoint. La proximité entre les deux hommes aurait permis au chef de l’État de pouvoir s’appuyer plus encore sur la nouvelle institution religieuse, copiant ainsi le schéma des relations entre l’Église russe et le Kremlin. C’était sans compter sur le dernier tour de passe-passe du patriarche Philarète qui, lors de l’entre-deux tours de ce synode s’est adressé aux dignitaires, entraînant le retrait du second candidat du Patriarcat de Kyiv, Mikhail, afin de contrer Simeon et de faire élire avec une large majorité son favori, Epiphaniy, qui n’est autre que son ancien bras droit. Le nouveau métropolite de Kyiv et de toute l’Ukraine représente donc une forme de continuité, et bien que les deux institutions (religieuse et présidentielle) travaillent à assurer l’indépendance du pays (liturgique comme politique), il va falloir pour la présidence composer avec une Église ayant son propre agenda et décidée à s’affirmer seule, sous la protection unique de Constantinople21.

Surtout, la question primordiale au regard de ces événements et de la récupération politique de ce concile se situe au niveau du gain relatif de popularité pour le président ukrainien. Malgré de nombreux discours visant à rassembler la communauté orthodoxe du pays, seuls 10 évêques du patriarcat de Moscou se sont présentés au concile. Si cela ne constitue pas un risque fatal pour lui, car en se plaçant comme l’instigateur du mouvement actuel, il a empêché toute autre force politique de s’attribuer les lauriers du processus d’indépendance, son échec à associer les hiérarques principaux du patriarcat de Moscou sert l’opposition politique qui peut à présent utiliser le schisme religieux dans le but de créer une fracture sociétale. Les chefs de groupe de l’opposition, issus principalement de l’ancien parti des régions, ont d’ailleurs commencé à utiliser cette querelle en s’opposant publiquement au projet de loi portant sur l’obligation de changement de nom imposé au patriarcat de Moscou en Ukraine voté le 20 décembre par le Parlement ukrainien22.
Epiphaniy et le Patriarcat de Kyiv, qui se sont toujours prononcés en faveur d’une transition pacifique, ont donc tout intérêt à sortir l’Église ukrainienne de la dimension politique dans laquelle elle est actuellement enfermée, et le constat est certainement le même pour le chef de l’État s’il ne veut pas voir une partie de la population, majoritairement opposée à la politique menée durant son premier quinquennat, être récupérée par ses opposants sous la licence du divin. A l’heure actuelle, d’ailleurs, malgré la récupération politique faites par une partie des forces d’opposition en Ukraine et les autorités politiques et religieuses en Russie, le patriarcat de Moscou s’est bien gardé de se positionner sur ces questions séculières. Les discours du porte-parole du patriarcat de Moscou à Kiev, l’archevêque Klement, relayent certes les exactions commises à l’encontre de certains de ses fidèles et les craintes d’une partie d’entre eux, mais minimisent le lien de soumission entre le Lavra (lieu de résidence du métropolite Onuphre, plus haute instance de l’ancienne Église canonique ukrainienne), et Moscou. Le discours officiel tend à présenter le patriarcat comme une institution autonome et ukrainienne avant tout, rejetant la faute et les abus dénoncés par le chef de l’État ukrainien et les prélats de la nouvelle Église sur ceux qu’ils nomment les « Athées orthodoxes », cette frange de la population considérant la religion comme une marqueur de leur citoyenneté plus que comme une foi et l’utilisant pour justifier des idées radicales.


Il reste de toutes manières plusieurs leviers d’action au Président ukrainien, tous inscrits dans son slogan : la langue et l’armée. Se retirer de la foi en misant sur le crédit d’image (à défaut d’augmentation conséquente de voix) que l’autocéphalie lui a apporté pour réinvestir ces champs lui serait sans aucun doute plus profitable. C’est ce que semble avoir compris son équipe de campagne puisque la présidence agite également ces deux leviers en parallèle depuis le début de l’automne. Et si la narration pro-russe de ce conflit tend à dépeindre un portrait peu flatteur de Petro Porochenko, notamment en Union européenne via ses réseaux d’information habituels (Russia Today, Spoutnik…), il convient de ne pas minimiser la nécessité pour le chef de l’État, en dehors de sa dimension électoraliste, de durcir le ton face au grand voisin : Les événements récents en mer d’Azov, la propagande pro-russe via les médias et certains religieux, une partie de son territoire contrôlé de facto par la fédération de Russie (Crimée) et une autre par des forces qui lui sont loyales, une soixantaine de ses citoyens emprisonnés suite à des parodies de procès dans des colonies pénitentiaires (sans compter la vingtaine de marins récemment capturés par les garde-côtes russes).


La possibilité d’une intervention russe, elle, apparaît peu probable. Se confronter militairement à l’Ukraine obligerait la communauté internationale à intervenir et le Kremlin a toujours nié son implication dans le conflit, bien que plusieurs actions directes de l’armée russe aient été confirmées par de nombreux journalistes au moins entre l’été 2014 et l’hiver 2015. Il semble plus probable que Moscou souhaite attiser les braises de la fracture actuelle au sein de la société ukrainienne, obligeant le président à durcir encore plus le ton en politique intérieure. En ravivant les craintes d’une intervention armée au moment où la question religieuse est au plus fort et le statut du patriarcat de Moscou menacé en Ukraine, il impose son champ lexical à l’équipe de communication des autorités de Kyiv et pousse ainsi Porochenko à l’erreur. La dynamique d’indépendance de l’Église et de l’État étant intrinsèquement liées, fondées sur le besoin de réduire le «
 soft power » et la propagande du Kremlin, les termes « Moscou » et « Russie » utilisés dans la sphère religieuse font écho aux mêmes termes utilisés dans le domaine militaire et géopolitique. Et le relais sur place par les forces d’opposition favorables a un rapprochement avec la Russie23, participent a cet amalgame et utilisant la rhétorique de l’oppression des minorités (religieuses et linguistiques).

Le but de cette politique serait de faire imploser par la pression le consensus pro-européen actuellement à l’œuvre en Ukraine, soutenu par une forte majorité de la population (y compris des russophones et des fidèles du patriarcat de Moscou) et, à défaut de maintenir la situation chaotique dans le pays, voire de forcer son retour dans le giron de Moscou. La situation compliquée du président ukrainien, obligé de masquer un bilan très négatif et l’absence de solutions apportées aux préoccupations principales de la population, majoritairement économiques, par la menace du voisin russe, est dans ce cas une bénédiction pour le Kremlin et l’incident en mer d’Azov a certainement servi de test dans cette nouvelle politique de déstabilisation24, le kremlin accompagnant ce test de déclarations agressives, menaçant de sortir de leur position « amicale » envers l’Ukraine, voire de se retrouver dans l’obligation d’agir pour défendre leurs intérêts (dont leurs intérêts religieux)25.

Dans ce contexte, la solution pour les deux camps peut venir de la communauté internationale. Les décisions prises par les instances supra-nationales (ONU, FMI …), l’Union européenne, les États-Unis et les principaux soutiens de l’Ukraine décideront certainement de l’issue de ce bras de fer, tant à l’intérieur de l’Ukraine qu’en termes géopolitiques. Un support massif permettrait au président ukrainien de se recentrer sur des thèmes de politique nationale positifs, valorisant et même s’accaparant la réussite de la réactivation de l’assistance de ses alliés. En cela, les décisions récentes du FMI et de l’UE de débloquer de nouveaux fonds d’aide vont permettre aux autorités de Kiev de présenter un budget et des projets plus positif pour un éventuel second quinquennat, et ainsi atténuer l’inflation, les hausses des tarifs dans le secteur de l’énergie et le taux de chômage par la promesse d’une reprise rapide et dynamique de la croissance qui pourrait impacter les réformes actuellement engagées (mais critiquées pour leur lenteur et errements), notamment la lutte anti-corruption. L’union Européenne vient, il est vrai, de prolonger les sanctions visant des entités physiques et morales russes pour six mois en lien avec l’annexion de la Crimée en 201426, et la Haute Représentante de l’Union européenne, Federica Mogherini, a promis à la mi-décembre que l’Union cherchait des manières d’aider les régions ukrainiennes touchées par les tensions en mer d’Azov27, avec notamment une enveloppe de 50 millions d’euros prévue, en termes géo-stratégiques en revanche, les réactions aux événements en mer d’Azov, bien qu’unanimement en faveur de l’Ukraine, ne sont que de façade et ne semble pas être vouées à accentuer une quelconque pression sur la Fédération de Russie.

Un soutien fort de ces pays rendrait caduque la problématique sécuritaire en Ukraine et ferait sortir la question religieuse des considérations politiques en lui ôtant la dimension identitaire que les autorités lui affectent pour se protéger par elles-mêmes de la menace que constitue la Fédération de Russie. Au-delà de l’aide internationale, le discours politique et la construction de l’État ukrainien peuvent également être repensés. L’autocéphalie et les polémiques linguistiques mettent en lumière un processus de construction identitaire dans une Ukraine qui débute depuis les événements du Maïdan et la guerre hybride qui l’oppose à la Fédération de Russie une seconde transition vers l’indépendance. Or, dans un État aussi hétérogène, utiliser les outils de création de l’État-nation (Langue, lecture biaisée de l’Histoire,religion, culture …) et imposer une mythologie nationale excluante ne peut qu’entraîner scissions et tensions dans la population.

1www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/LUkraine-possede-nouvelle-Eglise-orthodoxe-2018-12-16-1200989912

2www.theguardian.com/world/2018/oct/15/russian-orthodox-church-cuts-ties-with-constantinople

3www.la-croix.com/Religion/Orthodoxie/Eglise-russe-Ukraine-patriarche-Kirill-appelle-communaute-internationale-2018-12-14-1200989763

4www.president.gov.ua/en/news/vistup-prezidenta-za-rezultatami-vseukrayinskogo-pravoslavno-52050

5www.dalekoblisko.com/2018/10/17/rfi-le-schisme-de-leglise-orthodoxe-place-lukraine-sous-tension/

6www.pewforum.org/2017/11/08/orthodox-christianity-in-the-21st-century/

7www.pewresearch.org/fact-tank/2019/01/14/split-between-ukrainian-russian-churches-shows-political-importance-of-orthodox-christianity/

8risu.org.ua/ua/index/resourses/statistics/ukr_2018/70440/

9https://www.unian.info/society/10323840-poroshenko-bartholomew-sign-cooperation-agreement-between-ukraine-and-ecumenical-patriarchate-photo.html

10www.rfi.fr/europe/20180920-ukraine-petro-porochenko-amitie-traite-russie

11ratinggroup.ua/en/research/ukraine/6541e0064f0288673205fbd06795b94c.html

12ratinggroup.ua/en/research/ukraine/otnoshenie_ukraincev_k_sozdaniyu_edinoy_pomestnoy_cerkvi.html

13www.unian.info/society/10087076-ukraine-s-parliament-backs-appeal-to-bartholomew-to-create-independent-uoc.html?utm_source=unian&utm_medium=related_news&utm_campaign=related_news_in_post

14www.ecfr.eu/page/-/IMG_0778.JPG

1524tv.ua/resources/photos/news/620_DIR/201901/1097430_5761093.jpg?201901235259

16www.president.gov.ua/en/news/vistup-prezidenta-na-urochistomu-paradi-vijsk-marsh-novoyi-a-49138

17censor.net.ua/en/news/3095586/theres_nothing_for_you_here_go_back_home_to_russia_poroshenko_on_russian_church_army_presence_in_ukraine

18https://www.unian.info/politics/10385250-ukraine-s-parliament-passes-bill-on-renaming-uoc-mp.html

20www.unian.info/politics/10328955-go-home-poroshenko-tells-russian-army-and-church.html

21Entretiens personnels (janvier 2019)

22112.international/society/ukrainian-parliament-bind-churches-with-center-in-aggressor-state-to-state-that-in-their-names-35329.html

23112.international/ukraine-top-news/fight-occurs-in-ukraines-parliament-after-adoption-of-church-law-video-35326.html

24Cet incident a été directement responsable de l’instauration de la loi martiale en Ukraine, votée par la Rada (le Parlement) le 27 novembre pour une durée de 30 jours, une première dans ce pays depuis son indépendance en 1991 (la loi martiale n’avait pas été proclamée au plus fort du conflit en 2014 et 2015)

25 tass.com/politics/1033609

26www.lemonde.fr/international/article/2018/12/25/la-russie-elargit-ses-sanctions-contre-des-personnalites-et-entreprises-ukrainiennes_5402086_3210.html

27eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/55588/remarks-high-representativevice-president-federica-mogherini-joint-press-conference-following_en

Please follow and like us: