L’Arctique dans les médias russes

 

Le discours tenu dans la presse russe  au sujet de l’Arctique varie entre la confrontation, la coopération, le sentiment que seule la Russie souhaite la paix dans un monde qui lui hostile1, et enfin, la vision de la Russie Arctique qui déploie de grands moyens technologiques pour développer et préserver la région.  Ces différents discours seront analysés dans cet article, à partir d’exemples concrets.

L’analyse des médias russes apporte un éclairage particulier pour comprendre le discours des participants russes à l’expédition « Université flottante » En effet, les médias constituent une source primaire pour la formation des opinions exprimées dans ces interviews. L’analyse qui suit se concentrera principalement sur deux agences de presse russes : Tass et Ria Novosti (depuis 2014 : Rossiya Segodnia). Ces deux portails d’informations font partie des agences de presse principales en Russie.

Le discours de la confrontation: l’image d’une course aux armements

Il faut souligner que l’image d’une confrontation ouverte, dans laquelle l’Arctique est présentée comme un nouveau terrain de guerre et où la Russie devra défendre activement ses intérêts d’une manière militaire, a seulement été trouvé sur des portails Internet privés ou dans des commentaires des lecteurs sur des articles de journaux.2 Chez Tass et Ria par contre, on trouve  des articles qui mettent en scène le potentiel militaire de la Russie et souvent, celui-ci est aussi mis en rapport avec d’autres nations arctiques pour illustrer la puissance russe et la modernité de son infrastructure. C’est donc l’image d’une course aux armes qui est diffusée et non pas celle d’une confrontation militaire ouverte. Dans ce sens, l’image de la guerre froide, comme elle a été observée dans les médias occidentaux, est aussi présente dans la presse russe, mais contrairement aux médias occidentaux, Ria et Tass utilisent la référence à la guerre froide seulement quand ils citent la presse occidentale ou bien des experts étrangers. Par exemple, en octobre 2007 – l’année le drapeau russe fut planté dans les profondeurs de l’océan arctique – Ria publie un article dans lequel ils citent les journaux anglais The Guardian, Independent et The Times qui parlent tous de la possibilité d’une nouvelle guerre froide en Arctique à cause des ressources.3

En novembre 2009, on trouve de nouveau une interview chez Ria dans laquelle un spécialiste américain déclarait qu’il « ne croyait pas qu’une confrontation entre les Etats-Unis et la Russie soit inévitable », mais que la situation politique allait à son avis encore empirer dans la région et qu’une guerre n’était pas exclue.4

Ria se contente de citer ces sources étrangères sans prendre explicitement position. En même temps, on trouve également de nombreux articles qui citent des spécialistes ou des politiciens russes qui démentent la possibilité d’une guerre froide en Arctique ou bien qui estiment que celle-ci est très peu probable.5

L’image d’une nouvelle guerre froide est seulement attribuée au discours occidental, le danger d’un conflit militaire étant en premier lieu attribué à une incursion étrangère d’où la présentation de la Russie comme un pays pacifique.

A côté de ces articles citant la presse occidentale et la possibilité d’une nouvelle guerre froide, on trouve également des citations de la presse occidentale qui poursuivent clairement le but de présenter la Russie comme un pays vigoureux qui domine l’armement militaire en Arctique. Par exemple, dans les articles de Ria avec les titres « The National Interests a montré quelles armes la Russie pourrait utiliser en cas de guerre en Arctique » et « Journal américain : Les Etats-Unis ont perdu la guerre contre la Russie en Arctique même avant que celle-ci ait commencé », la situation en Arctique est présentée comme une nouvelle course aux armes où la Russie et l’OTAN constituent deux blocs de confrontation.6 Dans ce type d’articles, la Russie est toujours présentée comme une force militaire plus forte et puissante que celle des autres pays arctiques et de l’OTAN en général.

Pour quelles raisons Ria et Tass citent souvent les médias étrangers pour mettre en scène la modernité des forces militaires russes ? Deux raisons  sont plausibles : d’une part, la citation d’une source étrangère réussit à supprimer le potentiel d’agression liée à cette nouvelle : comme ce n’est pas la Russie qui parle d’une possibilité de guerre en Arctique ou de sa propre militarisation, ce sont donc les autres. L’agression vient donc de l’étranger et la Russie est présentée comme un pays pacifique. Dans ce sens, le discours fait partie de la rhétorique « the world is against us, but we just want peace ». D’autre part, le fait que des médias occidentaux soient impressionnés par les forces russes ajoute du prestige à sa propre infrastructure militaire : ce n’est pas la Russie qui fait des éloges d’ elle-même, mais les autres nations envient son potentiel militaire. Dans ces articles, la volonté de se présenter comme une nation moderne se manifeste, telle qu’elle a déjà été observée dans les articles de ce dossier spécial Arctique russe. En cela, la couverture médiatique correspond à la théorie de Marlène Laruelle selon laquelle l’Arctique profite à la Russie comme une nouvelle marque (« brand ») grâce à laquelle elle pourra se mettre en scène en tant que pays moderne.

« The world is against us but we just want peace » et le discours de la coopération

Le discours de la coopération et celui de « the world is against us, but we just want peace», sont souvent alternants. Ainsi, un article de journal peut thématiser un conflit entre la Russie et un autre Etat arctique (où c’est bien entendu toujours l’autre Etat qui est l’agresseur et la Russie, qui joue le rôle pacifique) et quelques mois après, le même Etat peut être mentionné pour souligner l’importance de la coopération en Arctique. Pour illustrer ce discours alternant, Honneland donne dans Russia and the Arctic l’exemple de la relation entre le Canada et la Russie. Comme la Russie, le Canada recourt souvent à un discours nationaliste agressif en présentant l’Arctique comme un territoire canadien. Honneland se réfère à un propos de l’ancien premier ministre canadien  :

« The Arctic is our country, our property and our ocean. The Arctic belongs to Canada » 7

 A cause du conflit non encore résolu concernant la dorsale de Lomonosov, le Canada, qui veut pouver, tout comme la Russie, que cette partie de l’Arctique appartient à son propre territoire, est souvent présenté comme un adversaire de la Russie. Ainsi, le 26 août 2017, Tass publie un article avec le titre significatif « Le Canada est prêt à entrer en confrontation avec la Russie pour défendre ses intérêts nationaux »8. Dans cet article, le Canada est présenté comme une puissance agressive qui fait tout pour profiter des ressources de l’ Arctique. Néanmoins, on trouve également des publications qui soulignent une collaboration scientifique avec le Canada, comme par exemple l’article de Tass du 23 mars 2017 qui évoque la possibilité d’une collaboration entre des chercheurs russes et canadiens dans la station de Cambridge Bay.9

Malgré ce double discours entre coopération et confrontation, on doit constater que la couverture médiatique russe présente les nouvelles d’une manière très unilatérale où le discours de coopération n’a pas une grande importance (contrairement au discours officiel de la politique russe qui lui attribue une place primordiale, voir notre article La conquête symbolique de l’Arctique russe). Certes, on trouve des articles comme celui du 25 novembre 2016 qui porte le titre significatif « L’Arctique – un territoire de coopération »10 dans lequel il est constaté que malgré une « situation géopolitique difficile » l’Arctique reste un territoire où les différents Etats travaillent ensemble, mais ces articles sont rares. Il est beaucoup plus récurrent de voir dans les médias l’image de deux blocs opposés : d’un côté, les pays arctiques membres de l’OTAN sous la direction des Etats-Unis ; de l’autre, la Russie qui se défend. Cette image est par exemple diffusée dans l’article « Armes « froides » – avec quoi la Russie défend ses intérêts en Arctique » du 17 août 201711. Cet article mérite d’ être analysé plus précisément en ce qu’il présente un exemple probant pour un discours récurrent des médias russes sur l’Arctique. Ainsi, il commence par une commémoration du 40ème jubilée du premier voyage du brise-glace Arktika au pôle nord pendant l’époque soviétique. Selon l’article, cet événement représente non seulement un succès technologique et scientifique, mais également militaire. Ensuite, l’article procède à une présentation de la nouvelle infrastructure russe dans le Grand Nord en constatant que la Russie est « actuellement en train d’augmenter sa construction de l’infrastructure militaire ».

Malgré le fait que la partie qui traite de l’époque soviétique et celle de la Russie actuelle ne sont pas explicitement liées l’une à l’autre, on peut constater que l’article procède par une superposition de deux images historiques telle qu’elle a déjà été observée dans le livre de Paul Josephson ou dans certains journaux occidentaux. Ainsi, cet article de Ria porte le message suivant : aujourd’hui, la Russie procède à une nouvelle construction de l’infrastructure militaire qui s’inscrit directement dans la tradition de l’ancienne Union soviétique. De plus, le fait que l’article souligne que le voyage de l’Arktika au pôle Nord représente non seulement un succès technologique et scientifique, mais également militaire souligne de nouveau l’importance de la technopolitique en Arctique.12 L’événement de la première atteinte du pôle Nord par un brise-glace soviétique est utilisé comme message politique pour souligner la longue histoire de succès militaire et scientifique de la Russie en Arctique et pour construire de cette façon l’image d’une nation russe traditionnellement nordique.13

La station Arkticheskij trilistnik (« Le trèfle à trois feuilles arctique »)

Par la suite, l’article quitte sa perspective domestique pour passer à une description du contexte international. Selon Ria, la modernisation russe de l’infrastructure militaire a fait réagir les autres Etats qui ne veulent pas que la Russie ait trop d’avance par rapport à leur propre infrastructure. L’image d’une nouvelle course aux armes est donc évoquée. En même temps, l’article insiste sur l’unicité de la Russie en écrivant que la Russie est la seule nation ayant des bases militaires en Arctique dont par exemple la station Arkticheskij trilistnik (« Le trèfle à trois feuilles arctique »). Comme illustration, une photo de cette nouvelle station militaire, qui a été construite en 2007 sur l’île Alexandra (François-Joseph), est ajoutée.

Le design futuriste de cette station qui est peinte dans les couleurs du drapeau russe sert de nouveau à donner une image de modernité et d’identité arctique à la Russie. Cet article exemplaire montre donc d’une part l’image d’une nouvelle guerre froide en Arctique (opposition de deux blocs) et celle d’’une course aux armes où la Russie prend le devant.

La Russie et l’Arctique

Le dernier discours observé dans les journaux – « La Russie et l’Arctique » – ne fait, contrairement aux autres discours, pas de comparaison directe avec les autres Etats arctiques. Les articles qui font partie de ce discours servent surtout au renforcement de la représentation de la Russie comme un pays arctique. Dans cette catégorie on peut trouver des articles sur des nouvelles constructions technologiques (sans que celles-ci soient directement comparées aux avancés technologiques de l’Occident ou qu’elles aient une valeur militaire)14, mais également des articles sur les travaux de nettoyage. Comme par exemple l’article de Tass sur le projet de nettoyage général sur l’île Belyi15, la couverture médiatique russe ne met pas la pollution soviétique de l’environnement en avant, mais le travail presque héroïque des bénévoles qui ont traité plusieurs tonnes de déchets dans une région si éloignée de toute civilisation. A côté de ces articles ayant pour sujet les efforts de nettoyage sans réellement mettre l’aspect environnemental au centre de l’information, on peut également – mais assez rarement – trouver des articles plus sceptiques qui évoquent les dangers environnementaux en Arctique dus aux activités anthropologiques. Un article de ce type a été publié en mars 2017 chez Tass. Il thématise l’échec d’une infrastructure technologique et la pollution de l’environnement en conséquent. Ainsi, on parle de la catastrophe de Tchernobyl liée à la catastrophe nucléaire dans la baie Andreeva de 1982. L’importance de la coopération internationale y est soulevée et on insiste sur le fait que la Norvège aide la Russie au nettoyage du site. Malgré cette mise en valeur des aspect environnementaux en Arctique, il faut souligner le fait que l’article parle seulement des « pêchés environnementaux » qui ont été commis pendant la période soviétique et qui ont une conséquence sur l’environnement actuel.16

Chez Tass et Ria, on ne trouve par contre rien sur les dangers qu’implique une extraction des ressources en Arctique aujourd’hui.

La différence entre la couverture médiatique occidentale et russe sur ce point saute particulièrement aux yeux quand on lance une recherche avec les mots clés « pétrole » et « Arctique ». Alors que dans les journaux occidentaux, il y a au moins un article parmi les dix premiers qui parle des dangers d’une telle extraction17, chez Tass et Ria aucun ne s’y trouve. Au contraire, les articles russes traitent de la richesse en ressources de l’Arctique et du fait que Rosneft a été le premier à ouvrir un site d’extraction de pétrole sur le plateau de l’Arctique de l’est.18

Dans de nombreux articles sur Tass et Ria, l’Arctique est présentée comme une région avec une nature unique qui peut aussi attirer des touristes, mais en même temps, cette image d’une Arctique naturelle ne semble pas interférer avec la présentation de l’Arctique comme un territoire où l’on pourra extraire des ressources.

En conclusion, on peut dire que le facteur de coopération, qui est particulièrement soulevé par Marlène Laruelle dans son étude, joue un rôle minime dans la couverture médiatique russe. Sur ce point, les médias occidentaux et russes se rapprochent, dans leur présentation fréquente de l’Arctique comme un territoire de conflit où la propre nation joue le rôle d’un pays pacifique, alors que les autres sont les agresseurs. Ce discours médiatique se retrouve fréquemment dans les interviews faits avec les participants de l’expédition « Université flottante » (Voir notre article).

1 « The world is against us but we just want peace » Honneland, op. cit., 2015, p. 54.

2 Voir par exemple : Zatsarin, Ivan, Voilà, pourquoi l’Arctique est la nôtre, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : http://histrf.ru/biblioteka/book/vot-poetomu-arktika-nasha-k-83-lietiiu-ekspieditsii-chieliuskintsiev. Ainsi que le commentaire à un article de ria : RIA, Les brise-glaces de patrouilles en Arctique russe – c’est la réalité, 14.07.2017, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/analytics/20170714/1498525497.html

3 RIA, Journal britannique : L’Arctique est de nouveau la scène d’une guerre froide, 03.08.2007, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/world/20070803/70292689.html

4 RIA, Un expert prédit une nouvelle guerre froide pour de l’huile en Arctique, 05.11.2009, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/eco/20091105/191965950.html

5 RIA, Lavrov ne voit pas de potentiel pour une nouvelle guerre froide en Arctique, 11.05.2017, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/world/20170511/1494136438.html. TASS, Ministère russe des affaires étrangers : Toutes les activités russes en Arctique sont ouvertes et on ne parle pas d’une militarisation, 20.04.2015, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : http://tass.ru/politika/1916572. RIA, Professeur de MGIMO : La probabilité de guerre en Arctique est « absolument minime », 23.01.2014, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/arctic_news/20140123/990864234.html. RIA, Lavrov : les discussion qui parle de l’éventualité d’une guerre en Arctique sont de la pure provocation, 13.01.2011, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/arctic_news/20110113/321042542.html

6 RIA, Un expert militaire : L’Occident reconnait que la flotte du nord russe n’a pas d’égal, 10.08.2017, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/radio_brief/20170810/1500135868.html

7 Honneland, op. cit., 2015, p. 50. Cela peut être vu comme une réponse au discours de Chilingarov et à la plantation du drapeau russe au fond de l’océan arctique où l’explorateur polaire russe avait dit que l’Arctique appartenait à la Russie.

8 TASS, Le Canada est prêt à entrer en confrontation avec la Russie pour défendre ses intérêts nationaux, 26.08.2014, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : http://tass.ru/mezhdunarodnaya-panorama/1400089

9 TASS, Les autorités canadiennes voient des bonnes opportunités pour la coopération scientifique avec la Russie en Arctique, 23.03.2017, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : http://tass.ru/nauka/4118771

10 RIA, L’Arctique – un territoire de coopération, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : 25.11.2016 https://ria.ru/arcticdays_analysis/20161125/1482183449.html

11 RIA, Armes « froides » – avec quoi la Russie défend ses intérêts en Arctique, 17.08.2017, Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/defense_safety/20170817/1500406740.html

12 Voir : Chapitre 3.2. de ce travail.

13 Evt. citation de Sergunin.

14 RIA, En Russie, ils envisagent de construire un navire unique pour travailler dans l’océan arctique, 11.08.2017, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/science/20170811/1500176140.html

15 TASS, L’île Belyi a été débarrassée de ses déchets, 07.02.2017, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : http://tass.ru/arktika-segodnya/3992783

16 Un autre exemple sur les dangers de radioactivité : RIA, Le réchauffement climatique fait sortir des déchets radioactifs dans l’océan, 01.04.2014, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/earth/20140401/1002111265.html

17 Je me réfère ici aux journaux The Times, NZZ et le Temps.

18 RIA, Rosneft a ouvert le premier site pétrolier sur le plateau e l’Arctique de l’est, 18.06.2017, [Consulté le 11 septembre 2017] Disponible à l’adresse : https://ria.ru/economy/20170618/1496765424.html

 

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