Les relations entre kemalistes et bolcheviques

 

par Alexandre Marquis-Van de Velde

 

L’ambivalence des premières relations entre deux Etats « parias »

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la Turquie, l’Iran et l’Afghanistan étaient sur la voie de l’indépendance. Les trois leaders de ces pays se sont tous tournés vers la Russie soviétique pour obtenir de l’aide dans leur projet de construction nationale, bien qu’anti-communistes. Pour les bolcheviques, le développement de ces relations était le bienvenu alors qu’ils se trouvaient confrontés à des gouvernements européens hostiles. Ce n’était pas uniquement pour déstabiliser les États européens mais pour s’assurer d’une certaine sécurité aux frontières. L’objet du développement suivant est l’étude de ces relations turco-bolcheviques de 1919 au début des années 1930. Il sera alors question de remettre dans le contexte ces relations et de montrer les ambivalences des bolcheviques et kemalistes. Les premiers alternant entre une vision idéologique et révolutionnaire et une approche classique, les seconds utilisant les soviétiques comme un moyen de survie tout en cherchant la reconnaissance occidentale. Certains articles et ouvrages mettent en avant le bien-fondé de l’alliance turco-soviétique et la stabilité et amitié de ces relations. Ces écrits se concentrent davantage sur les déclarations publiques que sur les négociations et rapports de force. Il n’en était rien, ces relations ont été mouvementées et empruntes d’une opposition certaine entre les intérêts turcs et soviétiques.

À la sortie de la Première Guerre mondiale, les formes impériales russes et ottomanes avaient disparu et de nouvelles formes de gouvernements dans les deux États apparurent. Ces deux États, « parias » aux yeux de l’Europe et anciens ennemis, entrèrent en relations pour combattre les impérialistes occidentaux. Pour les bolcheviques c’était une lutte idéologique puis géopolitique, pour les kemalistes, il s’agissait d’une lutte pour l’indépendance. Dans les deux cas, de ces luttes dépendait la survie de ces nouveaux États.

La situation de la Turquie était peu enviable. Le Traité de paix de Brest-Litovsk (3 mars 1918) vit le soulagement de l’Empire ottoman. L’armée ne comptait alors plus que 100 000 hommes en 1918 et les dirigeants accueillirent donc avec joie la paix russe. Les troupes russes quittèrent la partie orientale de l’Anatolie et les Turcs purent reprendre les territoires perdus avec le traité de San Stefano en 1878. La révolution russe laissa également l’espoir à certains Turcs de reconstruire l’Empire alors que le carcan russe se desserrait en Asie centrale. Cet élan panturc, porté notamment par Ismaïl Enver, visait à contrebalancer la perte des provinces du Sud-Est. Ayant battu la jeune république de Transcaucasie, les ottomans envahirent l’Azerbaïdjan, mais la guerre était déjà perdue : les Britanniques perçaient le front palestinien et un corps expéditionnaire francobritannique avançait en Thrace orientale. L’armistice de Moudros (30 octobre 1918) fut catastrophique. Cette paix séparée avec l’Entente vit le démantèlement de l’armée ottomane, l’invasion de plusieurs régions de l’Empire et la capacité d’intervention de l’Entente pour toute situation du ressort de sa sécurité. De plus, les provinces de Batoum, Kars et Ardahan passèrent aux mains des britanniques qui rendit Kars et Ardahan à la jeune république arménienne. Le mouvement de résistance nationale créé par la suite dénonçait non pas le traité mais l’abus qu’en faisait l’Entente. Par ailleurs, l’armistice ne prévoyait pas de dispositions claires concernant Mossoul, le sancak d’Alexandrette ou encore le désert de Syrie.

Avec l’arrivée de Mustafa Kemal à Samsun le 19 mai 1919, le mouvement d’indépendance avait officiellement débuté. De multiples congrès ont mené à la formation, le 23 avril 1920, de la Grande Assemblée nationale turque. Celle-ci formera l’appareil politique de la lutte pour l’indépendance. En parallèle, le gouvernement d’Istanbul et le Sultan restaient en place, constituant ainsi une menace pour Ankara. Mehmet VI essayait d’apaiser l’Entente. Contrairement à son prédécesseur, marionnette des Jeunes Turcs, il fut très actif et se voulait anti-unioniste, anti-nationaliste et probritannique. Mais la menace était surtout externe, les nationalistes menaient une guerre contre les occupants français en Cilicie, contre les Britanniques et surtout contre les Grecs. Le mouvement avait peu de moyens humains et matériels et avait donc besoin d’un allié.

Entretemps, le traité de Sèvres (10 août 1920) plaçait sous mandat britannique et français les anciennes provinces arabes de l’Empire. Dans les provinces anatoliennes, il prévoyait la création d’un Kurdistan et d’une grande Arménie, mais ces clauses n’auront pas le temps d’entrer en vigueur.

Partie à l’Entente, la Russie dut se retirer du conflit avec la Révolution de Février et celle d’Octobre. La guerre civile qui s’ensuivit dura jusqu’en 1922, date de la fondation de l’URSS. Avec la perte de territoires devenus indépendants, la volonté première de la Russie soviétique fut de reconstituer son ancien imperium et diffuser le socialisme. La politique étrangère soviétique revêtait deux aspects : un aspect idéologique révolutionnaire et un aspect traditionnel, « de puissance ». Le premier visait à porter la révolution et le socialisme en Europe et dans le monde, le second, dicté par l’encerclement impérialiste de cette nation paria, constituait à étendre son influence et conforter sa position en formant des alliances avec certains pays « bourgeois ». Face à l’isolement postrévolutionnaire, la jeune Russie soviétique avait, elle aussi, cruellement besoin d’alliés.

Please follow and like us: