Les relations entre kemalistes et bolcheviques

L’échec et abandon de la logique révolutionnaire et internationaliste soviétique

L’approche marxiste de l’Asie

Les théories marxistes et leurs parangons visaient à permettre l’édification d’une société socialiste mondiale par la diffusion de la Révolution. Ces théories et interprétations ont connu des évolutions témoignant de la complexité de la période étudiée.

La colonisation était perçue comme une oppression et domination impérialiste et capitaliste selon Lénine à l’instar de l’exploitation des masses ouvrières européennes. Bien qu’acceptant les potentialités révolutionnaires dans les régions peu développés, Lénine maintenait l’approche classique du Marxisme disposant que la révolution et le socialisme n’étaient possibles que dans les pays industrialisés. De ce point de vue, Lénine n’entendait le succès de la Révolution d’Octobre que par l’occurrence d’autres révolutions socialistes dans les pays industrialisés. Il s’ensuivit un délaissement des colonies et des États peu développés. Face à l’absence de révolutions en Europe, Lénine changea son regard sur l’Asie et les colonies. Est alors affirmé au Second Congrès des organisations communistes de peuples de l’Est que les revendications nationales asiatiques et coloniales se trouvaient liées au socialisme et à la révolution mondiale. Dans son rapport du 5 juin 1921 au Troisième Congrès de l’Internationale communiste, Lénine considérait que le rôle de l’Est dans la Révolution mondiale était devenu encore plus grand qu’auparavant. Il finit par considérer le soulèvement socialiste plus aisé dans les régions moins développées, la pauvreté et le sous-développement étant un terreau fécond pour le socialisme.

Parallèlement, Staline a toujours affiché un réel intérêt pour l’Asie. Celle-ci et les autres colonies étant le point de départ pour déstabiliser les pays impérialistes et y permettre la levée du prolétariat.

Le double langage de Moscou et l’attitude du Komintern

Alors que la diplomatie kemaliste raisonnait en termes d’indépendance et de survie, « Moscow, however, still influenced by the policy of World revolution, was thinking in terms of a communist revolution in Turkey rather than in terms of the revolution which Kemal Pasha had in mind » (Harish Kapur, Soviet Russia and Asia 1917-1927 – A study of Soviet policy towards Turkey, Iran and Afghanistan, p.91).

Dans cette optique, Moscou demandait aux travailleurs et paysans de Turquie de se révolter contre les impérialistes occidentaux et le gouvernement capitaliste de Constantinople. Mais aucune mention n’était faite du gouvernement d’Ankara. De plus, Moscou ne reconnaissait que le Parti communiste de Turquie de Mustafa Suphi comme représentant pour traiter des affaires turques tout en traitant avec les kemalistes. Enfin, l’aide apportée aux nationalistes ne devait transiter que par ce parti. Mais dès 1920, Moscou se rendit compte que les nationalistes arrivaient à fédérer et rallier plus de forces opposantes alors que les communistes ne gagnaient pas de terrain. Cela concorde avec le second Congrès de l’Internationale où Lénine décida de s’accorder avec les mouvements nationalistes.

Contrairement à la relative modération de la Russie soviétique, la position du Komintern sur les politiques kemalistes était beaucoup plus hostile, notamment sur la politique interne de Kemal. Il mettait en avant la persécution des communistes turcs et l’entente trouvée avec les impérialistes occidentaux pour asservir les masses populaires turques. En revanche, le quatrième Congrès de l’Internationale se voulait plus mesuré, insistant sur l’importance des relations avec la Turquie pour le devenir des détroits. L’importance de la Mer noire était décuplée par la reprise des exportations russes. Le Komintern était passé d’une attitude de méfiance voire de défiance à une attitude de complaisance à partir du traité de neutralité de 1925.

Le premier Congrès des Peuples de l’Est de Bakou

Le premier Congrès des Peuples de l’Est s’est réuni à Bakou du 1er au 8 septembre 1920. Son but était d’étendre la révolution dans le Tiers-Monde. En revanche, les bolcheviques se méfiaient des mouvements nationalistes qui ne peuvent, selon eux, qu’être « bourgeois-démocratiques ». Pour fédérer les délégués, les représentants soviétiques minoraient les différences ethniques et religieuses. Zinoviev appelait même au djihad contre les Britanniques et les autres colonialistes ce qui n’était pas sans rappeler l’appel à la guerre sainte du Sultan en 1915. Cette rhétorique et la diplomatie soviétique poursuivaient le « Great game » de Kipling.

Contrairement à la description faite par Zinoviev, le Congrès ne fut pas un « tout compact et unanime » : de fortes tensions et divisions y régnaient et la rhétorique soviétique ne faisait pas l’unanimité dans une assemblée très disparate politiquement. Le traditionalisme oriental se heurtait à l’esprit révolutionnaire et au bolchevisme. Il en allait de même du nationalisme rampant parmi les délégués. Ismaïl Enver joua un rôle pour surpasser cet obstacle. Il avait l’admiration des délégués musulmans et était pour eux la figure concrète de la résistance contre les oppresseurs occidentaux, en particulier les Britanniques. Ainsi, pour les bolcheviques, la lutte d’indépendance turque n’étaitelle que nationaliste et n’était dirigée que contre les occupants étrangers mais pas contre les capitalistes et bourgeois.

Par la suite, un revirement fut remarqué dans la rhétorique bolchevique. Pour Zinoviev, il fallait supporter les mouvements nationalistes bourgeois qui déstabilisaient les États impérialistes en attendant qu’ils adhèrent aux idéaux socialistes. Mais la stratégie principale restait de porter la révolution dans les colonies. Cette stratégie s’opposait donc directement aux aspirations nationalistes des délégués présents, venus pour demander l’aide des soviétiques « pour la réalisation de leurs programmes nationaux » et ce, « sans interférence dans la vie interne et religieuse de ceux qui attendent la libération » (Stephen White, Communism and the East : The Baku Congress) . L’œuvre du Conseil d’Action et de Propagande, créé par le Congrès, fut « sacrifiée aux intérêts de l’État soviétique » (ibidem). Il en alla ainsi par la suite et plus particulièrement sous Staline : les intérêts étatiques traditionnels de l’URSS primaient sur les actions révolutionnaires.

L’alternative Ismaïl Enver

Ismaïl Enver, influencé par les idéaux panturquistes et panislamiques, voyait l’Asie centrale comme le lieu où continuer la lutte. Les bolcheviques comptaient utiliser Enver pour apaiser les populations musulmanes et répandre le socialisme en terre islamique. Ambitieux, il revint de Russie et voulut offrir ses services à Mustafa Kemal à l’été 1921 et rejoindre l’armée anatolienne. Il fut éconduit. À la fin de l’été 1921, Enver pacha posta ses forces à Batoum et déclara vouloir prendre le pouvoir – certainement motivé par les bolcheviques – en profitant de l’absence de troupes en Anatolie, mobilisées dans l’Ouest contre les Grecs. La victoire de Kemal Pacha à la rivière de Sakarya le 13 septembre fit avorter la tentative de putsch. Aussi, dans sa politique d’accommodation, le Kremlin décida-t-il de supporter les régimes neutralistes qui se sont créés en Turquie, en Chine, en Iran et en Afghanistan. Enver n’était donc plus l’alternative populaire à Mustafa Kemal. D’autre part, les bolcheviques avaient du mal à soutenir Enver et renforcer l’armée du Caucase considérant que la région était d’une importance économique et stratégique capitale pour la Russie. Armer Enver et ses hommes aurait éloigné la possibilité de prendre le contrôle de la zone. Écarté par Ankara et Moscou, il restera en Russie soviétique jusqu’à sa mort en 1922 alors qu’il était devenu la figure de la révolte antibolchevique Basmatchi en Asie centrale.

Le rejet kemaliste du socialisme

« Face aux menées des « puissances impérialistes » en Asie Mineure et dans le Caucase, l’alliance avec la République des Soviets fut, on le sait, une des idées maîtresses de la stratégie kemaliste. Les liens qui s’établirent entre la Russie et la Turquie nationaliste au cours de la guerre d’Indépendance furent si étroits que les chancelleries de l’Entente redoutèrent sérieusement jusque vers la fin de l’année 1920 tout au moins que l’Anatolie ne finisse par embrasser le bolchevisme. Qu’en fut-il au juste de ce « péril rouge » qui causa tant de sueurs froides aux diplomates français et anglais ? » (Paul Dumont, L’Axe Moscou-Ankara – Les relations turco-soviétiques de 1919 à 1922). Ainsi s’interrogeait Paul Dumont quant aux relations turco-soviétiques. Mais cette interrogation renvoie à la perception que l’Entente avait de ces relations. Force est de constater que l’Anatolie n’a pas embrassé le bolchevisme, loin s’en faut. La Russie soviétique espérait transmettre le socialisme à la Turquie et celle-ci lui donnait cet espoir pour obtenir l’aide nécessaire contre les puissances occupantes.

Persécutions des communistes turcs

À partir de 1921, des oppositions se sont formées, une nationaliste et une autre socialiste. Cette dernière, portée par des anti-occidentaux, anti-impérialistes et socialistes pouvait menacer le pouvoir fragile des kemalistes. Mustafa Kemal autorisa la création à partir de la Faction du Peuple (Halk Zümresi) la création du Parti communiste officiel (Türkiye Komünist Firkasi), tenu par des hommes de confiance. Mais l’influence communiste résidait dans le Parti de Mustafa Suphi, fondé à Bakou en mai 1920 avec l’appui des bolcheviques. Dès 1921, Kemal décida de contrer l’influence de l’opposition de gauche en démantelant le groupe de combat circassien de Çerkez Ethem et en dissolvant les Socialistes populaires. Mustafa Suphi fut tué. La gauche n’était pas directement une menace. Mais sa présence pouvait faire espérer aux soviétiques un renversement socialiste du pouvoir nationaliste ou le retour d’Enver Pacha et ainsi limiter leur soutien aux kemalistes. Après l’armistice de Mudanya en 1922, la Turquie poursuivait son chemin indépendantiste et se détachait de l’URSS. La politique de persécutions contre les communistes ne pouvait s’expliquer que par la volonté de faire bonne figure vis-à-vis de l’Entente avant les négociations de Lausanne. En effet, les communistes turcs ne représentaient alors plus une menace. De nombreux communistes furent inculpés pour haute trahison, l’Union internationale des travailleurs et l’Association des travailleurs de Turquie furent interdites et les manifestations pour le premier mai également. Malgré cela, l’indépendance turc servait les intérêts révolutionnaires de l’URSS dans le monde asiatique et musulman. L’URSS ne pouvait trop presser la Turquie de peur qu’elle ne se tourne vers l’Ouest. Elle attendait donc tout évènement pouvant la rapprocher de l’URSS et essayait donc de normaliser les relations.

La signature du traité de neutralité en 1925 n’entrava pas les persécutions des communistes en Turquie. L’appartenance au parti communiste était même devenue une infraction à partir du 13 août 1926. L’URSS ne réagissait pas à ces arrestations et limitations, ne voulant pas entamer la relation turco-soviétique. Plus étrange, la presse communiste ne disait rien de ces incidents et encensait Ankara. Les réformes sociales progressistes commençaient alors en Turquie. On observe donc que les persécutions des communistes turcs furent constantes et liée au changement de rapport de force.

Les « six flèches » du kemalisme

Si le bolchevisme n’a pas réussi à trouver un terreau favorable en Turquie, cela était dû aux différences culturelles fortes, au nationalisme latent et aux persécutions anti-bolcheviques. Mais il convient de remarquer que la politique interne des kemalistes « désamorçait » bon nombre de revendications proto-socialistes. En effet, cette politique théorisée par les « six flèches » – Républicanisme, Populisme, Laïcité, Révolutionnarisme, Nationalisme et Étatisme – couvrait un spectre large apte à répondre aux aspirations populaires. Le progressisme autoritaire kemaliste permettait un changement souhaité de longue date, notamment par des réformes sociales et civiles audacieuses durant les années 1920-1930 . Aussi, le kemalisme, héritier des Jeunes Turcs, n’avait pas les mêmes origines culturelles et sociales que les bolcheviques. Les objectifs n’étaient pas les mêmes et souvent opposés : on ne peut qu’opposer l’internationalisme des bolcheviques et le nationalisme des kemalistes.

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