Les relations entre kemalistes et bolcheviques

Une realpolitik poussée par la nécessité

Les relations turco-soviétiques se sont inscrites sous le signe de la nécessité. Mais si la nécessité dicte le pragmatisme, une approche plus idéologique et révolutionnaire a pu survenir de la part des bolcheviques, désireux de promouvoir la révolution en Asie mineure et bolcheviser la région. Mais ce sont les intérêts étatiques de Moscou qui se sont imposés. Ainsi, aussi longtemps que les agissements et positions turcs concordaient avec les intérêts soviétiques, Moscou fermait les yeux sur les affaires intérieures turques, le nationalisme et capitalisme d’Ankara mais surtout sur les persécutions des communistes.

La realpolitik a donc fini par l’emporter dans les relations turco-soviétiques, la crainte majeure des soviétiques étant la compromission de la Turquie avec l’Ouest.

Quant à la politique extérieure de Mustafa Kemal elle n’avait pour seul but que d’assurer la survie de la Turquie pendant la guerre d’indépendance et après la constitution de la République. Il oscillait donc entre une entente cordiale avec une Russie soviétique aux buts théoriquement similaires mais menaçante et une recherche de reconnaissance auprès des Occidentaux. La diplomatie kemaliste se jouait donc des antagonismes entre la Russie soviétique et les Occidentaux pour tirer le plus de concessions. Il faut bien rappeler que la Turquie ne se rangea pas du côté soviétique pendant la Seconde guerre mondiale. Elle signa un pacte de non-agression avec l’Allemagne et resta neutre. Les rapports qu’entretenait la Turquie avec les autres États étaient conjoncturels et la relative période de stabilité suivant le traité de neutralité de 1925 fut interrompue par la suite . Car on ne peut que remarquer que les soviétiques et les kemalistes n’avaient que peu de choses en commun. En 1930, Mustafa Kemal déclara : « Je ne mourrai pas en laissant l’exemple pernicieux d’un pouvoir personnel. J’aurai fondé auparavant une République libre, aussi éloignée du bolchevisme que du fascisme ». Force est de constater que le modèle turc demeura celui d’une modernisation autoritaire. De même, l’idéologie du parti restait singulière et indépendante de Moscou. Mais le progressisme turc et les réformes kemalistes seront perçus par Moscou comme une variante du socialisme alors que la persécution des communistes se poursuivait.

Si l’on admet le rapprochement circonstancié des deux États alors qu’ils étaient considérés comme des « parias » et étaient en guerre, on peut émettre une comparaison – toute relative – à d’autres périodes. Ainsi, ne peut-on pas faire un parallèle avec la situation actuelle et les relations qu’entretiennent la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdoğan ? Ces deux États coopèrent et font front commun sur certains sujets. Par ailleurs, la situation actuelle et, à certains aspects comparables à la situation décrite plus haut. D’une certaine manière ces deux États sont actuellement mis au ban de la société pour des questions politiques et en situation de conflit. Dans cette optique, alors que la Russie soviétique et la Turquie kemaliste cherchaient à se prémunir de l’influence impérialiste, ces États ne cherchent-ils pas à faire face à l’influence occidentale et s’inscrire dans un monde multipolaire ? On observe des similitudes mais la comparaison s’arrêtera à celles-ci, les États et la situation étant bien différents de ceux des années 1920-1930.


Bibliographie

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